La musique des Brigands
“Dans cette voie et peu à peu, l’opérette rentrera dans le giron du véritable opéra-comique“ Le Ménestrel, le 19 décembre 1869
Lorsqu’il commence la composition des Brigands, Jacques Offenbach est considéré comme un maître de l’opéra-bouffe, notamment grâce au succès qu’il a remporté au Théâtre des Variétés.
Après un premier passage peu remarqué à l’opéra-comique avec Barkouf en 1860, il a le désir de mêler ce style d’écriture à celui de l’opéra-bouffe. Violoncelliste à l’orchestre de l’Opéra-Comique de 1835 à 1838, il est familier de ce répertoire.
Observons les moyens mis en œuvre par Offenbach pour concilier la sophistication de l’écriture de l’opéra-comique avec le caractère populaire des opérettes1.
Un mariage de raison entre l’opérette-bouffe et le style de l’opéra-comique
La musique des Brigands relève de l’opérette par deux caractéristiques principales. D’une part, la majorité de ses numéros adopte une forme à retour, que ce soit en alternance “couplets, refrain” ou bien en petite forme ternaire (de type A-B-A). Ces structures régulières, employées dans la chanson, permettent de marquer facilement l’esprit et l’imagination de l’auditeur.
D’autre part, on peut souligner le goût prononcé d’Offenbach pour la danse. Pas un acte ne se déroule sans faire entendre des rythmes bondissants et de joyeux folklores.
Pour varier les plaisirs, le compositeur utilise toutefois des procédés que l’on prête habituellement à la musique savante. On peut ainsi goûter l’écriture en canon du numéro “Soyez pitoyables”, ou bien les vocalises rossiniennes dessinées par Fiorella ou Falsacappa2.
Sur le plan formel, certains numéros sont composés de plusieurs panneaux, à la manière d’un finale d’acte. Pour passer d’un panneau à un autre, Offenbach emploie des récitatifs variés et raffinés, exigeant de la virtuosité de la part des violons et des bois.
La difficulté d’exécution est aussi présente sur les planches, avec des airs de bravoure, comme le rondo de Fiorella “Après avoir pris à droite” et ses nombreux mordants ou encore l’air du caissier “Ô mes amours, ô mes maîtresses” et ses sauts digne du Tyrol.
Une musique à la frontière entre l’Espagne et l’Italie
La musique des Brigands est le fruit de deux imaginaires féconds du Second Empire : la mode espagnole et la figure romantique du brigand italien3. Pour la caractérisation de ses personnages, Offenbach joue sur les paramètres du rythme, de l’orchestration, mais aussi de l’harmonie.
Ainsi, les couplets de Fiorella “Au chapeau, je porte une aigrette” rappellent l’Espagne avec son rythme de boléro, mais aussi l’Italie avec un accord de sixte napolitaine4 très accentué.
L’accord de sixte napolitaine sur le “fu” de fusil est appuyé par un forte-piano, et confié aux cuivres
Fragoletto est quant à lui caractérisé par la saltarelle. Cette danse italienne très vive est construite sur un rythme de trochée ternaire (une longue, une brève). On peut entendre ces notes sautillantes dans “Falsacappa, voici ma prise” ou bien dans les couplets du premier finale “Vole, vole”.
Côté espagnol, le compositeur propose un fandango sur les couplets de Gloria-Cassis “Jadis, vous n’aviez qu’une patrie” introduit par un boléro folklorique avec castagnettes. L’orchestrateur Offenbach y transforme l’orchestre en petit ensemble espagnol : les instruments à cordes, après avoir imité les castagnettes du rebond de leur archet, forment une guitare collective de plus de 60 cordes.
Les jeux de masques
Si le déguisement est un bon ressort dramatique, il constitue aussi un excellent moteur musical. En homme de théâtre, le compositeur joue des faux-semblants et des métamorphoses.
Dans les couplets de Fiorella “Au chapeau je porte une aigrette”, le refrain est doublé aux trompettes, ce qui donne une couleur militaire inattendue pour un brigand, que l’on peut relier aux détonations de son arme à feu. L’harmonisation, par la trompette 2, féminise cependant le caractère martial.
Par ailleurs, le personnage de Fragoletto5 est un rôle travesti. Cette licence théâtrale permet à Offenbach de faire entendre des duos de femmes, avec Fiorella. La voix de mezzo-soprano donne une tendre jeunesse à l’homme qui se retrouve à chanter parfois plus haut que la femme. L’alternance des deux timbres au soprano dans le duetto “Hé ! la ! hé ! la !” est un bel exemple de l’apport du rôle travesti à la musique.
L’une des métamorphoses les plus réussies de Jacques Offenbach est la mue de la marche militaire en galop. Le rythme binaire de dactyle (une longue, deux brèves) contenu dans la marche est le même que celui du galop, mais à un tempo plus lent. Par une simple accélération, la plus rigoureuse des marches se transforme en la plus débridée des danses. Une fois cette bascule apparue, la moindre musique militaire crée chez l’auditeur la sensation d’une électricité sous-jacente, et l’attente d’un galop survolté.
La technique du finale d’acte
Depuis le XVIIIe siècle, et notamment avec Les noces de Figaro de Mozart, les finales d’acte sont composés de plusieurs panneaux contrastants. Le compositeur travaille le caractère de chacun d’entre eux en jouant sur la métrique, le tempo, la tonalité ou encore la texture instrumentale. Dans la plupart des cas, chaque nouvelle partie opère un gain d’énergie.
Afin de faire avancer l’action, ces panneaux sont parfois reliés par des parties à l’instrumentation allégée, favorisant la clarté de l’énonciation.
A cet égard, le finale du premier acte est archétypique. Après une cérémonie en grande pompe, on passe de mélodies sémillantes en danses bondissantes entrecoupées de géniales abruptions6 militaires qui font tomber brutalement l’excitation et permettent la double exposition d’une orgie.
Voici les danses dans leur ordre d’apparition :
Saltarelle:
Première exposition de l’orgie, Valse:
Première exposition de l’orgie, Gigue:
La première fois, la valse débouche sur une gigue galvanisante. A la reprise, la substitution d’une polka à la gigue produit une excitation encore supérieure:
L’interruption militaire expose le thème “J’entends un bruit de bottes” qui prendra un rôle important dans la suite de la partition, chanté soit au tempo de marche, soit à celui de polka:
Le deuxième finale mélange lui aussi valse, polka, gigue et marche militaire en reprenant celle des carabiniers pour un comique de répétition.
Quant au troisième, chargé de clore l’œuvre, il forme une grande récapitulation. On y entend successivement le fandango de Gloria-Cassis, les couplets de Fiorella et les bottes des carabiniers.
Produits dérivés
Une nouvelle orchestration pour le Théâtre de la Gaîté est proposée le 25 décembre 1878. On compte cette fois-ci pas moins de 52 musiciens en fosse, et un ballet des Espagnols sur scène.
La musique des Brigands connaît un succès au bal avec deux quadrilles composés sur les thèmes principaux, l’un d’Isaac Strauss et l’autre de Jean-Baptiste Arban. On peut y danser le pantalon sur les couplets des jeunes filles “Déjà depuis une grande heure” ou bien sur l’allegro marziale du finale du deuxième acte “Tous sans trompette ni tambour”.
1 Nous emploierons « opérette » et « opéra-bouffe » comme des synonymes. Pour en savoir plus sur la différence entre ces deux termes – Retour vers la suite du texte
2 Le choix de faire une vocalise sur le u de vertu (chantée par Falsacappa lors de sa première entrée), voyelle impropre aux vocalises mais permettant de faire la bouche en cœur, tient de la facétie. La vertu est ainsi rendue bien sinueuse ! – Retour vers la suite du texte
3 Lors des guerres napoléoniennes, le brigand italien épris de liberté est devenu une figure romantique inspirant les arts et les lettres – Retour vers la suite du texte
4 La tension napolitaine est une altération descendante du second degré qui se résout au demi-ton inférieur, souvent employé dans un renversement de sixte – Retour vers la suite du texte
5 Il est très probable que ce nom fasse écho au roman de Henri de Latouche « Fragoletta, Naples et Paris en 1799 » qui met en scène un hermaphrodite qui se présente tantôt sous les traits d’une certaine Camille, tantôt sous ceux de son frère Adriani – Retour vers la suite du texte
6 Procédé visant à animer le style en supprimant les transitions d’usage – Retour vers la suite du texte
Sources
- Un mariage de raison entre l’opérette-bouffe et le style de l’opéra-comique. Le Figaro, lundi 13 décembre 1869
- Giulio Tatasciore, crimes pittoresques. La construction culturelle du brigand italien dans la première moitié du XIXe siècle, Presses Universitaires de France, 2022
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