La musique dans Orphée aux Enfers

« C’est l’avènement de l’opérette de grand opéra, c’est le nouvel opéra-bouffe français », lit-on dans le journal Le Ménestrel lors de la reprise d’Orphée aux Enfers au théâtre de la Gaîté, en 1874[1]. À en croire ce compte rendu, l’ouvrage, étendu à quatre heures de spectacle, inaugure par ses dimensions un nouveau genre lyrique digne de ceux joués à l’Opéra de Paris. Dès la première version plus brève de 1858, Offenbach repousse les limites imposées à l’opéra-bouffe : ayant obtenu la même année le droit de représenter dans son théâtre des ouvrages de plus d’un acte et avec plus de quatre personnages, le compositeur multiplie les rôles et les numéros musicaux, quitte à corriger sur-le-champ des longueurs soulignées par son public. La question des dimensions est pourtant vite éclipsée dans la presse contemporaine par un aspect non moins central : la dégradation burlesque d’un sujet mythologique. Dans Orphée aux Enfers, Offenbach n’élargit le cadre de l’opérette que pour mieux tourner en dérision celui de l’opéra.

Une opérette grand format…

La chatte métamorphosée en femme, dernière œuvre en un acte composée par Offenbach avant Orphée, comprenait huit numéros chantés par une soprano, une mezzo, un ténor et un baryton. L’« opéra bouffon » créé six mois plus tard présente deux actes et quatre tableaux formés de seize numéros, pour quatorze rôles et un chœur. Par rapport à la version « opéra-féerie » de 1874, en quatre actes, douze tableaux et trente numéros pour quarante-deux personnages, un corps de ballet et cent choristes, c’est encore peu.. C’est d’ailleurs cette seconde mouture qui a été retenue par Oya Kephale à quelques coupes près. Quoi qu’il en soit, un nouveau format se met en place dès 1858 : les passages chantés sont plus nombreux et les caractères vocaux se diversifient.

Offenbach n’abandonne pas pour autant les canevas employés dans la trentaine d’ouvrages en un acte composés avant Orphée . Parmi les numéros musicaux qui alternent avec  les dialogues parlés figurent notamment des airs intitulés « couplets » : dans l’esprit d’une chanson, le personnage chante deux ou trois couplets conclus par un refrain, lequel peut désormais être repris par le chœur. Démultiplication des rôles oblige, ces airs sont particulièrement nombreux et variés dans Orphée. Certains présentent un grand nombre de couplets, comme le « Rondeau des métamorphoses » de l’acte II, où l’assemblée de l’Olympe rapporte les manigances amoureuses de Jupiter : pas moins de six interventions  se succèdent sur une musique identique. Comme souvent dans cette forme simple, l’enthousiasme est provoqué aussi bien par le jeu théâtral des interprètes, que par des éléments inattendus dans le texte, comme une onomatopée — « Ah ! ah ! ah ! » — ou une manière  comique de le prononcer, comme une articulation très rapide des mots : « Ne prends plus l’air patelin : on connaît tes farces, Jupin ! » Dans les couplets de Cupidon à l’acte III, ce sont même des bruits de baiser qui font office de refrain.

Ces airs à couplets peuvent être intégrés à des numéros plus vastes qui participent à la progression de l’action. Les finales d’acte s’apparentent ainsi à de véritables patchworks musicaux. À partir de pièces cousues les unes aux autres, dont la succession relance constamment l’intérêt du public, Offenbach s’ingénie à bâtir de grands crescendos rythmés par des accélérations, pour aboutir à des tuttis endiablés. De ce point de vue, la comparaison des versions de 1858 et de 1874 nous ouvre l’atelier du compositeur. Le premier Orphée aux Enfers est en deux actes, composés chacun de deux tableaux – qui formeront eux-mêmes des actes dans la version plus tardive retenue par Oya Kephale. Ainsi, le finale du premier acte de 1874 n’était en 1858 qu’un simple numéro à la fin du premier tableau : il s’agissait du duo d’Orphée et de l’Opinion publique (« Viens ! c’est l’honneur qui t’appelle »). Pour en faire une fin d’acte digne de ce nom, Offenbach lui ajoute le chœur, et le fait précéder d’une série de nouveaux morceaux enchaînés les uns aux autres, dont un air pour l’Opinion publique (« C’est l’Opinion publique »).

L’ouverture, elle aussi, est considérablement développée en 1874 pour devenir une « Promenade autour d’Orphée ». De fait, l’écoute s’apparente bel et bien à une déambulation dans la partition : les principaux thèmes de l’opéra sont présentés  selon le principe du « pot-pourri », en commençant par « L’Hymne à Bacchus » pour se conclure par un fragment du célébrissime « Galop infernal ». En l’occurrence, Offenbach ne reprend ici que des extraits déjà composés en 1858, autrement dit des mélodies que son public connaît par cœur : c’est un peu comme si une version restaurée d’un film commençait par sa propre bande-annonce. Plus loin dans la nouvelle version, dans « L’air en prose de Pluton » à l’acte II, le compositeur glisse d’ailleurs une autre allusion au « Galop », comme pour mieux faire attendre l’arrivée du thème complet à la fin du spectacle. À toutes ces amplifications de la partition, il faudrait ajouter aussi les ballets qui n’ont pas été retenus dans notre version, ou encore un tableau supplémentaire plus tardif (et finalement rejeté par Offenbach) consacré au royaume de Neptune — on y voyait notamment danser des crevettes. Comme l’indique le titre de sa deuxième version, l’« opéra-bouffon » de 1858 devient un « opéra-féerie », un spectacle où la magnificence visuelle et les effets scéniques en tous genres sont à l’honneur.

… ou une parodie d’opéra ?

Insister sur l’élément spectaculaire dans Orphée aux Enfers ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit d’une œuvre destinée d’abord à faire rire. Si le jeu scénique joue ici un rôle essentiel — les acteurs et les actrices du temps d’Offenbach n’hésitaient pas à agrémenter les répliques de leurs propres calembours — la composition musicale regorge, elle aussi, de ressorts comiques.

Héros d’opéra par excellence, incarnation du pouvoir de la voix et d’une expressivité authentique, Orphée bascule chez Offenbach dans la parodie. Le personnage mué en professeur de violon ne s’exprime plus qu’en serinant des formules toutes faites, qu’il s’agisse des poncifs d’un concerto romantique dans le « Duo du concerto » dans l’acte I, ou plus tard d’une citation directe de l’Orphée et Eurydice de Gluck.  (voir plus haut « Introduction à l’œuvre »). — dont la version française date de 1774. À la fin de l’acte II en effet, le héros entonne le célèbre refrain « J’ai perdu mon Eurydice », devenu ici « On m’a ravi mon Eurydice », devant Jupiter ; la référence est d’autant plus détournée que le héros ne réclame son épouse qu’à contrecœur.

Les ressources de la citation, que ce soit pour établir une connivence avec le public ou pour instaurer un décalage, sont largement exploitées par le compositeur. À l’acte II, dans le « Chœur de la révolte » et par allusion dans le « Rondeau des métamorphoses » qui suit, c’est La Marseillaise qui accompagne le mécontentement des dieux.  Pour un spectateur de 1858 sous le Second  Empire ou même de 1874 sous la Troisième République, il s’agit d’abord d’un chant révolutionnaire : hymne national sous la Convention, La Marseillaise ne retrouvera ce statut qu’en 1879. Dans la scène d’Offenbach, le rire doit tout autant à l’anachronisme qu’aux revendications triviales des personnages : « Plus de nectar, cette liqueur fait mal au cœur ».

Ailleurs, la parodie musicale se passe de citations directes. Pour dépeindre le monde de Pluton dans le chœur qui ouvre l’acte IV, Offenbach recourt à des codes musicaux bien connus de ses contemporains, associés indifféremment aux Enfers mythologiques et à l’Enfer chrétien dans les opéras du répertoire : trémolos des cordes dans le grave, accords dissonants joués fortissimo, et surtout emploi du son infernal entre tous, celui du piccolo, le plus aigu des instruments de l’orchestre. Quelques années plus tôt, dans son Grand traité d’instrumentation, Berlioz avait noté tout le potentiel « violent », « féroce », « diabolique » de la petite flûte dans les opéras de Weber, Gluck ou encore Spontini[2]. Offenbach, qui en use lui-même régulièrement pour apporter du brillant à son orchestre, s’en sert ici pour creuser un écart strident avec le grave des contrebasses et des timbales : le résultat pourrait être effrayant s’il n’était associé aux calembours du livret — « si l’on comprend la vie, amis, c’est en enfer ».

L’orchestre, de fait, peut lui-même se faire bouffon. En 1858, contraint par la taille de son théâtre, Offenbach disposait d’un ensemble réduit, sans second hautbois ni second basson, ensemble dont il est néanmoins parvenu à tirer des couleurs insolites. Au début du très licencieux « Duo de la mouche » dans l’acte III, le bourdonnement de l’insecte est suggéré aux cordes et notamment à l’alto par un trémolo joué au niveau du chevalet : la sonorité grinçante obtenue est rendue plus étrange encore par la flûte qui joue dans son registre grave, peu employé dans l’orchestration classique. Cette peinture sonore du plus prosaïque des animaux est une merveilleuse trouvaille d’orchestration qui contribue au grotesque de la scène

Après les Orphée de 1858 et de 1874, où se situe finalement celui de 2025 ? Partir de la version de 1874 comme le fait Oya Kephale permet de conserver la verve de l’opéra bouffe d’origine, tout en profitant du chœur du « Conseil municipal de la ville de Thèbes », du « Rondo-saltarelle » de Mercure ou des « Couplets des baisers » de Cupidon ajoutés par Offenbach pour la reprise — car pourquoi s’en priver ? Des quatre heures de l’« opéra-féerie », cependant, tout n’a pas été conservé par Oya Kephale, ni d’ailleurs par la plupart des interprètes antérieurs. Opposer les versions de 1858 et de 1874, ce n’est jamais que se limiter aux deux partitions éditées : du vivant d’Offenbach déjà et aujourd’hui encore, que ce soit pour des raisons de goût, de durée du spectacle ou d’autres contingences matérielles, l’œuvre n’a jamais cessé d’être remaniée et aménagée, pour nous surprendre toujours davantage.

 

Sources

  • Rémy Campos, « Commentaire musical », dans L’Avant-Scène Opéra, n° 185 « Orphée aux Enfers », 1998, p. 8-67.
  • Adélaïde de Place, « Orphée aux Enfers », dans Joël-Marie Fauquet (dir.), Dictionnaire de la musique en France au xixe siècle, Paris, Fayard, 2003.
  • Piotr Kaminski, Mille et un opéras, Paris, Fayard, 2003.
  • Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Paris, Gallimard, 2000.

[1] H. Moreno, « Nouvelles », Le Ménestrel, vol. 40, n° 11, 15 février 1874, p. 85. « H. Moreno » est le pseudonyme d’Henri Heugel qui n’est autre que l’éditeur d’Offenbach.

[2] Hector Berlioz, Grand traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, Paris, Henri Lemoine, 1855 [1844], p. 158-166.

0 commentaires

Laisser un commentaire

Rejoindre la discussion?
N’hésitez pas à contribuer !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *