L’histoire de la création d’Orphée aux Enfers
En 1858, Offenbach a besoin d’un succès. Directeur depuis trois ans du théâtre des Bouffes-Parisiens, il donne des opérettes en un acte dans une salle de 300 places. Ainsi, même s’il fait régulièrement salle comble, il est au bord de la faillite. Le gouvernement impose par décret une restriction sur les spectacles qui limite les représentations d’Offenbach à un acte et quatre acteurs sur scène. A force de négociation, il parvient à assouplir ces conditions en 1856, permettant à Orphée aux Enfers de voir le jour.
Un succès romanesque
Genèse de l’œuvre
Pour cette œuvre, Offenbach met le paquet. Les décors et costumes doivent être somptueux ; il les demande à Gustave Doré. Accompagné de deux librettistes de talent, Ludovic Halévy (qui créera par la suite le livret de Carmen) et Hector Crémieux, il compose un opéra-bouffe en deux actes et quatre tableaux. Les répétitions vont pouvoir commencer. Offenbach choisit pour sa distribution des acteurs aux mimiques et jeux affirmés. Jusqu’au dernier moment, le livret ne cesse d’évoluer, enrichi des propositions des acteurs qui redoublent d’ajouts comiques.
Nous sommes le 20 octobre 1858. Le lendemain soir se tiendra la première d’Orphée aux Enfers, pièce dans laquelle Offenbach place beaucoup d’espoir. Il corrige encore fébrilement ses partitions. Il n’est pas satisfait du jeu du baryton interprétant l’Opinion Publique, qu’il remplace donc, la veille de la générale, par Marguerite Macé, une mezzo-soprano, habituée des rôles travestis dans d’autres pièces des Bouffes-Parisiens.
Le soir de la première
Le 21 octobre 1858, la salle est pleine. Pour le public, c’est un succès quasi immédiat. D’abord désorienté par ce nouveau format, il finit par applaudir ce changement. La pièce est jouée et rejouée, la salle rit toujours autant. Dix jours plus tard, le Monde affirme que le public connaît les calembours par cœur et continue d’en rire. Les « Évoé » d’Eurydice sont acclamés, l’humour pince-sans-rire de Pluton est applaudi. Mais la critique est plus mitigée. Dans le Journal des Débats, le critique Jules Janin est particulièrement virulent. Il accuse Orphée aux Enfers de profanation et d’irrévérence, non seulement envers la mythologie, mais également envers Napoléon III et son gouvernement. Offenbach et Crémieux répondent aux critiques, entretenant ainsi le débat et incitant de plus en plus de monde à payer sa place pour se faire son opinion sur cette pièce controversée. Les acteurs profitent également de cette querelle : sur scène, Pluton reprend un texte de Jules Janin lui-même dans sa description moqueuse de l’Olympe où « rrrroucoul[ent] les colombes ». Il ne s’en cache pas, au contraire, il le souligne : « J’ai justement une vieille tirade que j’ai lue quelque part ». En fin de compte, les recettes sont colossales.

Une du Journal des Débats, Wiki-source.
Et en 1860, la pièce est reprise au Théâtre des Italiens où, pour voir la pièce qui fait tant de bruit, l’empereur se rend lui-même.
Un opéra-féérie fait pour plaire
Tout voir en grand…
Bien qu’en 1873, quinze ans plus tard, les années fastes d’Offenbach soient derrière lui, celui-ci n’a plus de problème d’argent. Il devient directeur du théâtre de la Gaîté. Disposant enfin d’une salle plus grande, il met sur pied une nouvelle version d’Orphée aux Enfers, plus longue, plus belle, plus riche. En 1874, la pièce est recréée et devient un opéra-féérie, où une place importante est accordée aux décors grâce au concours de nombreux peintres et machinistes. L’intrigue initiale est enrichie de deux actes, huit tableaux supplémentaires et trois ballets. Tout s’y veut grandiose : le chœur est monté à une centaine de personnes, le nombre de rôles triple, l’orchestre double de volume…

Architectonographie des théâtres de Paris 1837, Les Archives du Spectacle
…dans le but de plaire au public
Le soir de la première de cette nouvelle version, le 4 février 1874, c’est un triomphe immédiat. Les spectateurs en prennent plein les yeux. Les créateurs jouent sur la variété des tableaux : de la pastorale aux finales pleins de rebondissements, le spectateur est bringuebalé entre la terre, l’Olympe et les Enfers. L’accent est mis sur les décors : le char doré de Phœbus traverse la scène lors du finale du deuxième acte, les ambiances variées s’enchaînent au sein même d’un acte, comme le passage de l’Olympe à la forêt avec l’arrivée de Diane. Les costumes sont également magnifiques. Au deuxième acte, le défilé des dieux laisse un souvenir marquant à tous les spectateurs. Pour bien mettre en évidence le travail des costumiers, chaque entrée est soignée : que ce soit Pluton, Mercure ou encore Diane annoncée par les cors de chasse, les introductions de personnages ne laissent pas indifférent. Certains ne sont même dans la pièce que pour le plus pur divertissement : c’est le cas de Mercure et des déesses du rondeau des métamorphoses, dont la présence n’apporte rien à l’intrigue mais ajoute au comique de la situation. Enfin, les scènes de foules sont jubilatoires, et les interventions d’enfants en petits élèves d’Orphée émeuvent le public, qui passe sans arrêt du rire aux larmes.
Bref, Orphée aux Enfers est un divertissement éclatant. « On joue, chante et danse avec une crânerie que rien n’émousse et que rien ne lasse » écrit Jouvin pour Le Figaro n°386.
Le rire au cœur de l’intrigue
Mais Orphée aux Enfers n’est pas qu’un extraordinaire enchantement visuel : si cette pièce a du succès, ce n’est pas uniquement pour ses décors et ses costumes rutilants. On y vient avant tout pour rire.
Parodie des grands opéras
Dans Orphée aux Enfers, Offenbach parodie les opéras plus grands et plus sérieux. Le sujet lui-même n’est pas neuf à l’opéra, puisque le mythe d’Orphée y est exploité dès la naissance du genre au début du XVIIe siècle (notamment l’Orfeo de Monteverdi en 1607) et jusqu’à nos jours.
La caricature des opéras passe notamment par une reprise de certains airs bien connus du public de l’époque. Offenbach cite ainsi l’Orphée et Eurydice de Gluck. Le détournement de l’air « J’ai perdu mon Eurydice / Rien n’égale mon malheur» reprenant les paroles et la ligne mélodique alors même qu’Orphée ne pleure pas réellement sa femme, moque le sérieux et le tragique de l’opéra.
Plus généralement, Offenbach joue avec les codes du genre. Il place dans son œuvre les « Couplets des regrets » mimant les airs de déploration de l’opéra, mais de manière ironique. Pluton prend également l’initiative « d’élever le débat » en ne parlant plus qu’en vers lors du mélodrame final, faisant de tout ce morceau un clin d’œil moqueur aux opéras. Offenbach présente aussi une pastorale, élément récurrent des opéras du XVIIIe siècle, mais y aligne à dessein les clichés les plus mièvres ; la classe sociale dirigeante, habituellement glorifiée, est tournée en dérision par le ridicule du Conseil municipal.
Ainsi, Orphée aux Enfers se moque de la grande musique ; mais ce n’est pas pour autant que la pièce tombe dans la facilité, car pour caricaturer un genre, il faut d’abord le maîtriser.
Traitement burlesque de la mythologie
Le sujet permet également à Offenbach de tourner en dérision le courant humaniste qui glorifie les références antiques. Les dieux sont ici traités de manière burlesque : le couple divin Jupiter-Junon évoque le ménage de comédie où le mari est un coureur et la femme est jalouse. Toute la mythologie subit ainsi un prosaïsme forcé : le nectar et l’ambroisie mythiques deviennent le « déjeuner » des dieux, la grandeur des métamorphoses est ici rabaissée à une mouche tournant autour du cadavre d’Eurydice, et le « Duo de la mouche » apporte une grivoiserie suggestive aux amours du roi des dieux.

Désiré dans le rôle de Jupiter, en costume de mouche (1858)
Des références plus précises aux livres de chevet des humanistes sont aussi parodiées : la « Chanson d’Aristée », où le personnage se présente comme « un fabricant de miel», rappelle les Géorgiques où Virgile raconte qu’Aristée fait naître des abeilles du cadavre des taureaux. Le personnage de Pluton, parce qu’il cite en italien la Divine Comédie de Dante, en disant « Lasciate ogne speranza » ([vous qui entrez aux Enfers], abandonnez toute espérance), fait référence de manière moqueuse aux humanistes.
Enfin, les héros mythologiques sont victimes de quiproquos dignes du vaudeville : Junon s’indigne d’être trompée lorsque, pour une fois, son mari n’y est pour rien. Eurydice est cachée dans une pièce voisine qui évoque le placard des amants de comédie. La tromperie est au centre du drame comme elle peut l’être dans les pièces de boulevard.
Persiflage politique
Mais la polémique lancée par Jules Janin en 1858 peut interroger : Orphée aux Enfers fait rire, mais est-ce une plaisanterie sérieuse, digne du castigat ridendo mores [il punit les mœurs par le rire] défendu par Molière ? En effet, la société se reflète dans cette Olympe de bas étage : les amours de Jupin font écho à celles de Napoléon III. On peut y voir, comme les critiques de l’époque, un tableau satirique du Second Empire. Les quelques mesures de la Marseillaise et la scène de révolte des dieux ont même une sonorité dangereusement républicaine. Se moquer de l’Antiquité reviendrait alors à critiquer les gens de pouvoir. Cependant, la révolte s’apaise lorsqu’on propose aux dieux un divertissement : la révolution n’est pas bien sérieuse et le rire reprend le dessus.
Orphée aux Enfers est fait pour plaire : son livret en constante évolution dès son origine, épouse année après année les envies du public. Sa refonte en opéra-féérie illustre l’importance que le divertissement revêt pour Offenbach. Quiproquos, parodie burlesque mais aussi danse et musique : cette pièce offre un plaisir complet où la provocation n’existe que pour faire rire.
Sources :
- Orphée aux Enfers, opéra en quatre actes et douze tableaux, Bibliothèque musée de l’Opéra, France, 1988
- Orphée aux Enfers – Offenbach, L’Avant-Scène Opéra, Editions Premières Loges, juillet-août 1998.
- Dominique Ghesquière, La Troupe de Jacques Offenbach, Symétrie, Lyon, 2018.
- Gallica, BNF, Le Journal des débats, 21 au 25 octobre 1858. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4517806
- Livret Orphée aux Enfers, Jacques Offenbach et Hector Crémieux, 1858 : https://fr.wikisource.org/wiki/Orph%C3%A9e_aux_Enfers
Rédaction de l'article
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