Avec le Panis Angelicus, l’oratorio Les Sept paroles du Christ en Croix est sans doute l’œuvre sacrée de César Franck la plus jouée de nos jours. Le succès contemporain de cette œuvre en ferait presque oublier qu’elle ne fut sans doute jamais jouée du vivant de son compositeur. Écrite en 1859, la partition autographe est redécouverte près d’un siècle plus tard, mais sans titre apparent. L’intitulé des Sept paroles est donc apocryphe, mais vraisemblable, Franck ayant pris soin de titrer le premier morceau “Prologue”, puis de mentionner le numéro de chacune des paroles pour les sept morceaux suivants. La création mondiale des Sept Paroles a eu lieu en 1977 en Allemagne, sous la direction d’Armin Landgraf, qui a contribué à la redécouverte de la musique sacrée de Franck.
Les années de Franck au service de l’Eglise
Le développement du registre sacré
L’année de la composition des Sept paroles du Christ en croix correspond au milieu de la vie de Franck (1822-1890). A cette période, il est nommé successivement organiste titulaire dans plusieurs églises parisiennes : Notre-Dame de Lorette, Saint-Jean-Saint-François du Marais, puis Sainte-Clotilde, qu’il ne quittera pas jusqu’à sa mort.
Ce poste est propice à l’enrichissement de son répertoire sacré, jusqu’alors très peu exploré. Notons tout de même son oratorio Ruth, écrit en 1846, sous la pression de son père.
César Franck à l’orgue de l’église Sainte-Clotilde, 1885
Photo de Jeanne Rongier (1852-1934)
Le choix des Sept paroles : La Passion de César Franck ?
En 1859, Franck n’est en fait pas encore organiste titulaire de Sainte-Clotilde, mais maître de chapelle. A ce titre, il est chargé de composer plusieurs cantiques pour le chœur de cette paroisse dont il assure également la direction.
Les Sept paroles font donc partie d’un ensemble de pièces composées pour les offices de Sainte-Clotilde, très vraisemblablement ceux de la Semaine sainte. Il s’agit d’une période importante de la foi catholique, au terme du Carême et précédant la fête de Pâques, où la Passion du Christ est commémorée.
Mais pourquoi s’être efforcé à écrire un oratorio, et non une pièce plus simple et plus courte, pour le sujet de la Crucifixion ? Le XIXe siècle est une période d’expansion progressive pour le catholicisme français, après les séquelles de la Révolution. Les sujets de dévotion se multiplient, comme le culte marial qui se répand à la faveur des apparitions de la Vierge. La figure humaine et divine du Christ est également propice à la vénération des fidèles : les adorations eucharistiques et les chemins de croix sont introduits dans les paroisses, de nouveaux édifices sont dédiés au Sacré-Cœur de Jésus, et le “dolorisme” connaît un renouveau dans la piété populaire et dans les arts. Le courant doloriste de cette époque invite les croyants à faire mémoire des souffrances vécues par le Christ lors de sa Passion, dans la perspective de la rédemption de l’Humanité et du rachat de ses péchés.
Franck, chrétien fervent et musicien d’église, ne peut rester étranger à ces influences religieuses. Mais pourquoi ne pas alors proposer une mise en musique du récit de la Passion ?
Rappelons qu’à l’époque, les règles liturgiques du catholicisme français imposent que ce récit puisse seulement être interprété selon le plain-chant (a cappella et sans polyphonie). Ce n’était pas le cas de la liturgie protestante, ce qui permit à Bach de produire ses plus fameux oratorios (La Passion selon Saint Jean, 1723 et La Passion selon Saint Matthieu, 1729) pour l’église luthérienne de Leipzig. Mais en choisissant le texte des Sept paroles, Franck contourne ces règles et “écrit sa Passion”, pour ainsi dire, comme le souligne son biographe Joël-Marie Fauquet [cité infra]. La 6ème parole (“Tout est accompli”) composée par Franck contient d’ailleurs un passage authentifié comme une variation du choral Jesu Leiden, Pein und Tod, employé par Bach dans La Passion selon Saint Jean, lorsque le chœur accompagne la basse chantant cette même parole (“Es ist vollbracht”).
Début du choral « Jesu, Leiden, Pein und Tod », Hymne de Paul Stockmann, repris par Bach dans La Passion selon Saint Jean, 1723
Extraits de la 6e Parole “Consumatum est” – piano-chant des Sept paroles du Christ en Croix, de César Franck
Mettre en musique les Sept paroles
Un sujet rarement mis en musique à l’époque de César Franck
La mise en musique des Sept paroles est encore très rare au XIXe siècle, et plus encore en France. ll faut dire que la structure de ce texte est relativement récente par rapport à d’autres extraits bibliques mis en musique.
En effet, si les paroles prononcées par le Christ lors de sa crucifixion sont bien toutes tirées de la Bible, elles ne sont pas contenues dans un seul récit de la Passion, mais issues des quatre évangiles.
C’est à partir du VIe siècle que ces paroles ont été rassemblées dans un certain ordre, notamment dans L’Harmonie évangélique traduite par l’évêque Victor de Capoue.
Mais il faut attendre le XIIIe siècle pour que les Sept paroles deviennent un texte de dévotion à proprement parler, sous l’influence de Saint Bonaventure et de son opuscule La Vigne mystique, daté de 1263. Le fait que ces paroles, une fois rassemblées, soient au nombre de sept a également une portée spirituelle. En effet, abondamment repris dans la Bible, le chiffre sept symbolise dans la tradition judéo-chrétienne la complétude, le parachèvement et la perfection. La méditation de ce texte permet aussi au croyant d’affermir sa foi autour de ces sept paroles christiques en opposition aux sept péchés capitaux.
Les Sieben Worte Jesu Christi am Kreuz, de Schütz, écrites en 1646, constituent sans doute la première mise en musique des Sept paroles. En 1787, Haydn propose également une autre version en allemand, sans doute la plus célèbre de nos jours, sous le titre Les Sept dernières paroles de Notre Sauveur sur la Croix. En France, Charles Gounod est le premier à en effectuer une mise en musique (Les Sept Paroles de Notre Seigneur Jésus-Christ sur la Croix, 1855), en retenant la version latine du texte.
Franck reprend le texte en latin de ces sept paroles, tout en ajoutant d’autres versets issus de l’Ancien et du Nouveau testament ainsi que de la prière Stabat Mater.
Une pièce destinée à la liturgie, finalement jouée en concert
Les exigences de la musique d’église et l’influence de Palestrina
La composition des Sept paroles s’inscrit dans une période animée par une vive controverse concernant la manière d’exprimer le sentiment religieux en musique. Le XIXe siècle est marqué par les innovations instrumentales, les nouvelles techniques de composition, l’essor de l’opéra et le développement de l’orchestration. Des compositeurs comme Berlioz peuvent alors employer une multitude d’effets pour donner les accents dramatiques nécessaires au sujet de leur œuvre.
Franck, Gounod, et Saint-Saëns sont aussi gagnés par ces influences, y compris dans leur musique sacrée, malgré les réticences de plusieurs critiques musicaux et membres du clergé. Ce dernier, redoutant que les offices ne se transforment en spectacle, marque sa préférence pour une musique épurée et neutre, dans le but de préserver la solennité de la liturgie. C’est ainsi que l’orchestration doit se limiter à quelques instruments – l’orgue bien sûr, mais aussi les instruments associés aux anges comme la harpe et les trompettes. De même, le tempo doit être mesuré. Pour seule source d’inspiration, les musiciens d’église sont invités à retourner aux canons de la Renaissance, et plus spécifiquement à la musique de Palestrina, jugée la plus à même de favoriser le recueillement. Cette musique se caractérise en effet par la reprise de lignes mélodiques grégoriennes, par l’alliance du plain-chant avec la polyphonie, et par une relative sobriété dans le rythme et dans la variation des nuances.
A première vue, les Sept paroles semblent bien respecter les exigences d’une écriture simple, mêlée des influences néo-palestriniennes. Le tempo est globalement lent, l’écriture homorythmique quasi-omniprésente favorise la compréhension du texte, et le style relativement impersonnel de la partition fait même s’interroger le biographe de Franck : s’il “n’avait pas signé son manuscrit, pourrait-on assurer que cet oratorio est de lui ?” [Joël-Marie Fauquet, cité infra].
Cependant, Franck s’affranchit de ces règles de composition dans une bonne partie de son manuscrit, comme le fait aussi Saint-Saëns quelques années plus tard dans son Requiem.
Une tentative de dramatisation de la crucifixion et de la rédemption ?
Franck laisse en effet dans ses Sept paroles plusieurs marqueurs de personnalisation dans la mise en musique du sentiment religieux : une instrumentation inhabituellement soignée, un travail complexe dans la répartition des textes chantés par les différents solistes et le chœur, l’insertion de passages forte et rapides et l’emploi de modes expressifs. Autant d’effets qui font prendre à cette pièce une tournure dramatique, et qui la distinguent parmi ses autres pièces sacrées.
Le début de la première Parole (“Père, pardonne-leur”) est ainsi chanté piano et a cappella par un chœur qui porte la voix d’un Christ agonisant et implorant le pardon pour ses persécuteurs. L’ambiance de recueillement ainsi instaurée est soudainement interrompue par un enchaînement répété et vif du verset “Cum sceleratis reputates est”, chanté fortissimo, avec tout l’orchestre en accompagnement. Ceci sans doute pour figurer le sentiment d’injustice et de révolte que peut provoquer la contemplation de Jésus en croix, mis à mort comme un malfaiteur. L’autre mouvement rapide de l’œuvre se trouve au milieu de la cinquième Parole, où le chœur incarne les soldats romains insensibles aux souffrances du Christ, lui criant dans un unisson presque constant, “Si tu es le Roi des juifs, sauve-toi toi-même”.
On pourrait croire que le choix d’avoir confié les paroles du Christ tour à tour à différents interprètes est une façon d’esquiver la théâtralisation (celle-ci est notable dans les Passions de Bach, où le soliste basse incarne le Christ du début jusqu’à la fin de l’oratorio).
Et pourtant… on peut paradoxalement y voir un nouvel effet dramatique, avec ce jeu de contraste entre les paroles chantées par la basse et celles énoncées par le ténor. Dans la cinquième parole (« J’ai soif ! »), la basse incarne ainsi un Christ souffrant, qui exprime son désarroi par un cri long et sonore (« Sitio ! »), dans un mode mineur, précédé d’un solo de violoncelle aux accents tragiques et éplorés ; et à l’inverse, Franck confie au ténor la toute dernière parole, « Père, en tes mains je remets mon esprit », sur un mode majeur et dans un registre aigu allant jusqu’au contre-ut, peignant ainsi une ambiance apaisée, lumineuse et pleine d’espérance. Le chœur reprend cette parole pour terminer dans un piano morendo, figurant tout à la fois le passage de la mort… et l’entrée au Ciel.
Tous ces éléments de composition permettent, après avoir rappelé les souffrances de la Passion, d’ouvrir une fenêtre sur l’Espérance chrétienne dans la Résurrection et dans la rédemption de l’Humanité.
Un autre paradoxe doit être souligné : prévue pour la liturgie, cette pièce n’a sans doute jamais été jouée dans cette visée, alors qu’elle l’est régulièrement à l’occasion de concerts. Cela tend à démontrer que Les Sept paroles tiennent une place toute particulière dans la musique sacrée de Franck, si ce n’est dans toute son œuvre.
Ce succès contemporain amène à se demander pourquoi Les Sept paroles ne furent jamais exécutées lors du vivant de Franck.
On pourrait avancer un début d’explication en considérant la particularité de cette œuvre difficilement classable, dont la composition est marquée par une double influence. Peut-être était-elle à la fois trop sophistiquée et considérée comme trop théâtrale pour être jouée lors des offices, et en même temps, trop imprégnées du style religieux de l’époque pour être jouée ailleurs que dans une église ?
Le texte et sa traduction
Prologue |
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O vos omnes qui transitis per viam,
attendite et videte si est dolor sicut dolor meus.
Posuit me, domine, desolatam tota die maerore confectam.
Ne vocatis me Noemi, sed vocate me Mara. |
Ô vous tous qui passez sur le chemin,
regardez et voyez s’il est une douleur pareille à ma douleur.
Le Seigneur m’a rendue désolée, dévorée d’amertume tout le jour. (Lamentations Jérémie, 1, 12-13)
Ne m’appelez pas (la gracieuse), mais appelez-moi Mara (l’amère). (Ruth, 1, 20) |
1ère Parole |
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“Pater, dimitte illis : non enim sciunt quid faciunt.”
Crucifixerunt Jesum et latrones, unum a dextris et alterum a sinistris.
Jesum autem dicebat :
Pater, dimitte illis, non enim sciunt quid faciunt.
Cum sceleratis reputatus est, et ipse peccata multorum tulit, et pro transgressoribus rogavit. |
« Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » (Luc, 23,34)
Ils crucifièrent Jésus ainsi que les larrons, l’un à droite, l’autre à gauche.
Jésus, lui, disait … (Luc, 23, 33)
Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.
Il a été compté parmi les scélérats, alors qu’il supportait les fautes des multitudes et qu’il intercédait pour les pécheurs. (Isaïe 53, 12) |
2ème Parole |
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“Amen, dico tibi : hodie mecum eris in paradiso.”
“Domine, memento mei, cum veneris in regnum tuum.” |
« En vérité, je te le dis, dès aujourd’hui, tu seras avec moi au paradis. » (Luc, 23, 43)
« Seigneur, souviens-toi de moi quand tu seras dans ton royaume. » (Luc, 23, 42) |
3ème Parole |
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“Mulier, ecce filius tuus.”
O quam tristis et afflicta
fuit illa benedicta, mater unigeniti !
Quis est homo qui non fleret, Christi matrem si videret in tanto supplicio ?
Quis posset non contristari piam matrem contemplari dolentem cum filio ? |
« Femme, voici ton fils. » (Jean, 19, 26)
Oh ! qu’elle était triste et affligée,
cette mère bénie d’un fils unique !
Quel est l’homme qui ne pleurerait, s’il voyait la mère du Christ endurant un tel supplice ?
Qui pourrait ne pas être contristé en contemplant cette douce Mère souffrant avec son fils ? (extrait du Stabat Mater) |
4ème Parole |
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“Deus meus, ut quid dereliquisti me ?”
Noti mei quasi alieni recesserunt a me, et qui me noverant obliti sunt mei. |
« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Marc, 15,34)
Mes proches se sont éloignés de moi comme des étrangers, ceux qui me connaissaient m’ont oublié. (Job, 19, 14) |
5ème Parole |
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“Sitio !”
Dederunt ei vinum bibere cum felle mixtum.
Et milites acetum offerentes ei, blasphemabant dicentes :“Si tu es Rex Judaeorum, salvum te fac.”Popule meus, quid feci tibi ? Aut in quo contristavi te ? Responde mihi !
Quia eduxi te de terra Aegypti, parasti crucem Salvatori tuo |
“J’ai soif ! » (Jean, 19,28)
Ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel.
Les soldats en lui présentant le vinaigre, se gaussaient de lui, disant :
« Si tu es le Roi des Juifs, sauve-toi toi-même ! » (Matthieu, 27, 34 ; Luc, 23, 36-37)
Ô mon peuple, que t’ai-je fait ? En quoi t’ai-je contristé ? Réponds-moi !
Je t’ai conduit hors d’Égypte, et pour cela, tu prépares la croix à ton Sauveur ! (extrait des Impropères) |
6ème Parole |
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“Consummatum est.”
Peccata nostra ipse tulit in corpore suo super lignum, ut peccatis mortui, justiciae vivamus.Vere, languores nostros ipse tulit,
et livore ejus sanati sumus. |
« Tout est accompli ! » (Jean, 19, 30)
C’étaient nos péchés qu’il portait, dans son corps sur le bois, afin que, morts à nos fautes, nous vivions pour la justice. (Pierre, 2, 24)
En vérité, c’était nos souffrances qu’il supportait,
et c’est grâce à ses plaies que nous sommes guéris. (Isaïe, 53, 4-5) |
7ème Parole |
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“Pater, in manus tuas commendo spiritum meum.”
Pater meus es tu, Deus meus, susceptor salutis meae |
« Père, je remets mon esprit entre tes mains. » (Luc, 23, 46)
Tu es mon père, mon Dieu et le rocher de mon salut. (Psaume, 89, 27) |
Sources
- Joël-Marie FAUQUET, César Franck, 1999, Fayard.
- Michel CAILLE, Les Sept paroles du Christ en croix dans La Vigne mystique de Saint Bonaventure, 2016
- Wolfgang HOCHSTEIN, avant-propos d’édition des Sept paroles du Christ en Croix de César Franck, Carus Verlag, 1989
- Partition, Carus
- Frans C. LEMAIRE, La Passion dans l’histoire de la musique, Fayard, 2011