Lexique : mieux comprendre les opérettes d’Offenbach

« – Offenbach, c’est vieux.  C’est de l’opéra en plus, on va rien comprendre ! Le vocabulaire n’est jamais clair !

-C’est vrai, mais pour y voir plus clair, quelques mots inhabituels traduits par nos soins dans un langage plus contemporain » : Voici un petit lexique – non exhaustif mais tout de même utile – des mots inhabituels que l’on peut trouver dans les opérettes d’Offenbach.

Le champ lexical de la guerre

Fifre : désigne d’abord une petite flûte traversière en bois utilisée pour la musique militaire. Son son est très aigu. Par métonymie, désigne la personne qui en joue.

Vivandière : Au féminin, parce qu’à l’époque c’est un métier de femmes, les hommes étant à la guerre. Cela désigne une personne autorisée à suivre l’armée pour vendre aux troupes des vivres et des boissons.

Le champ lexical de l’amour

Particulier: dans Madame Favart lorsque le sergent Larose cherche son « particulier », il cherche une personne privée par opposition à la collectivité (l’Etat) qu’il représente. En revanche dans Orphée aux enfers, la « particulière » que le dieu Mars est allée voir est une amante. C’est un usage vieilli.

Tendron : de « tendre », désigne une très jeune fille, dont la jeunesse a séduit un homme d’âge mûr. En botanique, cela désigne aussi le nouveau bourgeon d’un arbre, pour vous donner une idée de l’âge d’un « tendron ».

Le champ lexical de la beuverie

Être gris : être légèrement ivre .

Se griser: s’enivrer, boire, et de l’alcool, pas de l’eau. Par extension, comme pour le verbe s’enivrer, cela signifie s’exciter, s’étourdir.

Les références à la mythologie grecque et romaine

Les lieux

 

Arcadie : région montagneuse de Grèce qui descend vers la mer Égée. En littérature et dans les légendes, c’est la patrie du dieu Pan, lieu idyllique peuplé de bergers paisibles, symbole de l’âge d’or.

Cythère : petite île de Grèce, comportant un temple à Vénus (Aphrodite) la déesse de l’amour. L’expression “s’embarquer pour Cythère” signifie avoir un rendez-vous galant.

Enfers: Au pluriel, désigne le royaume de Pluton (Hadès), un royaume souterrain, gardé par Charon et Cerbère et résidence des âmes après la mort. Il est composé de plusieurs régions telles que Les Champs Élysées, le Tartare etc, et séparé du monde des vivants par le fleuve Styx. Les défunts y sont envoyés après jugement en fonction de ce qu’ils méritent : le Tartare pour les damnés, les Champs Élysées pour les vertueux.

Olympe : ultra galère à gravir sans guide, l’Olympe est une vraie montagne située dans le Nord de la Grèce. Étant la plus haute de cette région, elle a été déclarée « demeure des Dieux » par Homère, et lieu de rassemblement autour de Jupiter (Zeus).

Les personnages

 

Actéon : Dans le mythe le plus connu, Actéon est un chasseur habile mais orgueilleux qui connaît une fin tragique : sur le mont Cithéron, il aperçoit la déesse Diane (Artémis) prenant son bain. Celle-ci, furieuse d’être surprise nue, le transforme en cerf et excite ses chiens contre lui jusqu’à ce qu’ils le dévorent. Dans la version d’Offenbach, la prude Diane n’est pas si prude, puisqu’elle est en vérité ravie des avances d’Actéon et c’est Jupiter (Zeus), pour préserver la réputation de sa fille, qui change le voyeur en cerf.

Admète : roi de Phères en Grèce actuelle. Il est connu surtout pour être le mari d’Alceste qui donna sa vie pour sauver celle de son mari. Il est aussi temporairement le maître d’Apollon, qui est condamné par Jupiter à jouer le rôle de berger sous les ordres d’Admète.

Alcmène : l’épouse d’Amphitryon, qu’elle trompe bien malgré elle. En effet, Jupiter l’abuse en se faisant passer pour Amphitryon. De cette union naît Hercule, mais Amphitryon, apprenant la tromperie, condamne sa femme au bûcher. Jupiter la sauve par un orage qui éteint les flammes.

Bacchante : le terme vient de Bacchus, le dieu du vin chez les Latins (Dionysos chez les Grecs). Les bacchantes sont les femmes qui lui vouent un culte, ses prêtresses. Elles sont reconnaissables par leur cri caractéristique « évoé ! ».

Bacchus : Dieu de l’ivresse et de la débauche, fils de Jupiter et de Sémélé. Il est gagnant à la fin.

Cerbère : Chien à trois têtes, il est le gardien des Enfers.

Cupidon : Fils de Mars et de Vénus dans la mythologie romaine. Il est le dieu de l’amour. Dans la pièce, il est fils de Jupiter.

Diane : Déesse de la chasse, fille de Jupiter, couramment appelée la « chaste Diane ».

Ephèbe : dans l’antiquité grecque, désigne un jeune garçon arrivé à la puberté. Un ado quoi.

Europe : un continent certes, mais également la mère de Minos et Rhadamanthe. Elle est surtout connue pour avoir été enlevée par Jupiter qui l’approche sous la forme d’un taureau blanc pour ne pas s’attirer les foudres de Junon (Héra).

Danaé : Fille du roi d’Argos, elle grandit enfermée dans une tour, non par une sorcière comme Raiponce, mais par son propre père qui a peur qu’elle tombe enceinte, car un oracle lui a prédit qu’il serait tué par son petit-fils. Cependant, Jupiter (encore lui !) s’introduit dans la tour sous la forme d’une pluie d’or. De son union avec Danaé naîtra Persée.

Grâces : Dans Orphée aux enfers, il s’agit de trois déesses qui accompagnent Vénus et qui personnifient le don de plaire. Par extension, les femmes ayant beaucoup de charme ou encore simplement les charmes de quelqu’un.

Junon : Femme et sœur de Jupiter, reine des dieux, elle est jalouse et son mari ne fait rien pour arranger son cas.

Jupin : diminutif de Jupiter (Zeus). Offenbach n’est pas le seul à utiliser ce diminutif mais dans Orphée aux enfers, il est chargé de beaucoup d’ironie. Le Littré donne comme étymologie Juppin signifiant polisson au XVIe siècle.

Jupiter : Roi des dieux, il règne sur les dieux et les mortels depuis les hauteurs du mont Olympe.

Léda : Pour continuer avec les conquêtes de Jupiter (toujours lui), Léda fut sensible aux charmes du dieu métamorphosé en cygne. À la suite de cette aventure, elle donna naissance à quatre enfants, sortis de deux œufs, dont la fameuse Hélène, autre héroïne chère à Offenbach, ainsi que Clytemnestre, Castor et Pollux. Il existe une autre version du mythe dont s’inspire Offenbach: refusant les avances du Dieu, celui-ci est obligé de recourir à une ruse : après s’être changé en cygne, il demande à Vénus de prendre la forme d’un aigle et de le poursuivre. Ainsi chassé, il peut se réfugier dans les bras de Léda et en profiter pour s’unir à elle.

Mars : Dieu de la guerre, Fils de Jupiter et Junon, père de Romulus et Remus.Mercure : Dieu du commerce, des voyageurs et des voleurs, il est le messager des dieux. Symbole de son zèle, il porte des sandales ailées.

Mercure : Dieu du commerce, des voyageurs et des voleurs, il est le messager des dieux. Symbole de son zèle, il porte des sandales ailées.

Minos, Eaque et Rhadamanthe : Anciens seigneurs réputés pour leur vertu. Minos est roi de Crète, c’est lui qui emmura le minotaure. Rhadamanthe est son frère. Eaque est le premier roi des Myrmidons et le grand-père du bouillant Achille. Tous trois sont, une fois morts, devenus juges des Enfers.

Muses : Neuf déesses, filles de Zeus, protectrices des arts. À chacune d’elle est associé un art : Clio (l’histoire), Euterpe (la musique), Thalie (la comédie), Melpomène (le chant et la tragédie), Terpsichore (la danse), Erato (la poésie lyrique et érotique), Polymnie (l’éloquence), Uranie (l’astronomie) et Calliope (la poésie épique). Dans un usage plus courant, la muse est une expression imagée pour désigner l’inspiration de l’artiste.

Nymphe : Divinités secondaires incarnant un élément de la nature : les forêts (dryades), les eaux (naïades), les mers (néréides) etc. Elles sont représentées sous la forme de jeunes filles gracieuses.

Pluton : Dieu des Enfers, frère de Jupiter, il est moins bien logé que ce dernier.

Styx : Ce n’est pas une personne, mais l’un des fleuves des Enfers. Il sépare le monde terrestre et le monde souterrain. Pour entrer aux Enfers, il faut le traverser sur la barque de Charon. Sa source se trouve dans le massif de Chelmós en Grèce.

Terpsichore : cf. une muse.

Thémis : déesse de la justice, de la loi et de l’équité, elle est la tante de Jupiter (Zeus). Elle appartient à la race des Titans, enfants d’Ouranos (le ciel) et de Gaïa (la terre).

Vénus : Déesse de l’amour et de la beauté, fille de Gaïa et Ouranos, mère de Cupidon.

Les références à la société du XIXe siècle (termes vieillis, quoi)

Cotillon : Soit une jupe soit, le plus souvent, une danse collective dansée à la fin des bals surtout au XIXe siècle.

Douairière : femme veuve possédant une douaire, c’est-à-dire un droit d’usufruit sur les biens de feu son mari (puisqu’à cette époque une femme ne possède rien en propre). Dans l’imaginaire collectif, une douairière est une vieille femme aristocrate et riche, comme dans Downton Abbey.

Hyménée : un mariage, mais dans la langue du XVIe essentiellement (et des poètes !)

Mantille : pièce d’habillement proche de l’écharpe pour couvrir la tête et les épaules.

Marmiton : nom qu’on donne à l’apprenti cuisinier ou aide cuisinier.

Pelisse : vêtement masculin ou féminin, long ou court, en fourrure (dedans, dessus, comme on veut).

Soubrette : nom que l’on donne aux servantes ou aux suivantes au théâtre.

 

Jurons

Sacrebleu : utilisé pour la première fois par Rabelais en 1552, la forme initiale était « Sacre Dieu ». Comme beaucoup d’insultes, le mot évolue avec l’emploi, et dès le siècle suivant, on trouve la forme « sacrebleu ». Notez que beaucoup de jurons sont créés sur le mot « dieu » qui devient « bleu » pour faciliter la prononciation en se débarrassant du son dental. Cela permet également d’atténuer la gravité du juron puisque jurer le nom de Dieu était perçu comme du blasphème. « Sacrebleu » est utilisé pour marquer l’impatience ou l’étonnement ou encore pour appuyer son propos.

Saperlotte : forme atténuée de « sapristi », probablement de la même étymologie que sacrebleu.

Corbleu : étymologie plus difficile à retracer, (cœur Dieu ou corps Dieu ?) ce juron marque une nuance d’indignation et beaucoup de colère.

Ventrebleu : marqueur de surprise, d’étonnement ou d’indignation, synonyme des interjections qui suivent.

Maugrebleu : forme euphémisée de « malgré Dieu », signifiant l’exaspération et la colère.

Morbleu / mordieu / mordienne : forme euphémisée de « Mort de Dieu ». La forme varie selon les régions (mordious est le plus connu et appartient aux Gascons).

Parbleu : « pardi ! bien sûr ! »signification souvent ironique. Forme euphémisée de « par Dieu ».

Palsambleu / palsanguienne : au théâtre, typique du registre paysan. Forme euphémisée de l’expression « par le sang de Dieu ».

Références aux arts

Deus ex machina : Du latin, qui signifie « Dieu sorti de la machine » et désigne au théâtre les procédés scéniques qui permettent de faire intervenir un dieu dans la pièce (trappe, grue etc.). On utilise cette expression pour parler des scènes où l’intervention d’un dieu permet de résoudre un conflit ou de conclure la pièce, et par extension pour tout élément inattendu ou extraordinaire (voire tiré par les cheveux) qui permet de conclure brusquement l’intrigue.

L’Opinion Publique : Dans Orphée aux enfers, ce personnage incarne l’ensemble des valeurs et croyances partagées par une société, à savoir ici celle du public. Sa présentation au début de la pièce évoque le chœur dans le théâtre antique. Elle déclare en effet, « j’ai perfectionné le chœur » en référence à celui-ci, dont le rôle était d’expliciter les événements de la pièce pour faciliter la compréhension du public. Ce rôle est à la fois amplifié et moqué dans l’opérette, car l’Opinion publique devient un personnage à part entière capable d’agir sur scène. Mais à cause de cette capacité, l’Opinion Publique perd son statut omniscient et est potentiellement soumise aux péripéties du drame.

Patelin: Qui est d’une douceur hypocrite. L’adjectif vient de La farce de Maître Pathelin, pièce anonyme datant du XVe siècle. Elle met en scène un personnage trompeur entreprenant une suite de ruses et de fraudes où le trompeur finit par être trompé à son tour. Dans Orphée aux Enfers, l’utilisation de cet adjectif apparaît dans le « rondeau des métamorphoses », où une partie des tromperies de Jupiter est dévoilée. L’adjectif est employé en parallèle du mot « farce », ce qui évoque la pièce. Ainsi, Jupiter, le trompeur, va sans doute finir berné.

Pizzicato : de l’italien, « pincé », technique pour jouer d’un instrument à cordes, en pinçant la corde avec les doigts plutôt qu’en la frottant avec l’archet.

Vielleuse : joueuse de vielle, instrument à cordes, ancêtre de la viole.

 

Références à la religion

Anathème : sentence de malédiction à l’encontre d’une personne jugée hérétique. Par extension, une condamnation, un blâme. « ‘Ne pas se faire montrer au doigt’, voilà encore une loi terrible. Être montré au doigt, c’est le diminutif de l’anathème ». Victor Hugo, Les Travailleurs de la mer.

Ursulines : sœurs d’un ordre religieux catholique fondé en 1535 en Italie, se réclamant du patronage de Sainte Ursule et se consacrant à l’éducation des filles. Établies en France en 1608.

 

Autre

Bouillet : Marie-Nicolas de son prénom, auteur du dictionnaire universel d’histoire et de géographie, paru en 1842, et immensément populaire à sa sortie.

Cloaque : une sorte d’égout,  un endroit malsain aux eaux stagnantes où croupissent des ordures.

Chevalet : Sur un violon, un alto, un violoncelle ou encore une contrebasse, le chevalet est la pièce en bois sur laquelle sont tendues les cordes au milieu de l’instrument. Jouer avec l’archet près du chevalet — sul ponticello en italien — permet d’obtenir un son grinçant.

Commissionnaire : un intermédiaire entre deux commerçants (moyennant argent, la commission).

Étoupe : résidu de fibres, en particulier du chanvre, inflammable.

Evoé : Cri d’acclamation à Bacchus. Vient du grec et à la même racine que « ovation ».

Flagorner : flatter bassement, peu subtilement.

Greffier : dans le contexte juridique français, un greffier est un officier de justice chargé de dresser le procès-verbal de l’audience et d’authentifier les actes de justice (entre autres missions).

Limier : personne ayant beaucoup de flair, chien (pour le gibier) ou policier (pour les suspects).

Nectar et ambroisie : Boisson et nourriture des dieux. Les mortels ne sont pas dignes d’y goûter.

Rixe : querelle violente avec coups et injures.

Pampre : rameau de vigne.

Rapt : enlèvement, tout simplement, que cela soit par séduction ou par violence.

Sémillant : vif, enjoué, fringant, pétillant.

Trémolo : Aux cordes, le trémolo est une sorte de tremblement obtenu par des va-et-vient rapides de l’archet sur la corde.

 

https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1843_num_4_1_451735

https://www.cnrtl.fr/definition/

https://www.littre.org/definition/jupin

Pierre Grimal, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Normandie, PUF, 2014

L’Opinion Publique : un personnage symbolique ?

Personnage clé de la pièce Orphée aux Enfers, l’Opinion Publique est le premier rôle soliste à prendre la parole. Elle aiguille Orphée dans son périple, que cela soit vers l’Olympe ou vers les Enfers. Elle sert de « guide fidèle » à la manière de Béatrice dans la Divine Comédie (1555) de Dante, bien que cette référence soit traitée dans la pièce de manière ironique.

Genèse d’un rôle…

Rôle d’abord écrit pour un homme puis attribué à une mezzo-soprano, Marguerite Macé, ce changement démontre l’importance métaphorique de ce personnage, dont l’incarnation compte moins que sa dimension « symbolique » que l’on retrouve dans son nom « L’Opinion Publique ».

Marguerite Macé-Montrouge, dans Paris-Théâtre en 1877

…inspiré de l’époque antique.

Lors de son monologue de présentation, elle évoque le théâtre antique. Tout d’abord, son entrée sur scène se fait à la manière du Prologue qui, dans l’Antiquité, présentait l’intrigue pour faciliter la compréhension du public. Elle le fait ici sous forme de menace contre les infidèles. Elle rappelle également le chœur antique dont elle reprend la fonction : le χορός (chorós) commentait l’action de la pièce. Mais ce rôle est adapté par Offenbach puisqu’il fait de l’Opinion Publique un personnage capable d’intervenir dans l’intrigue, ce que le chœur antique ne faisait pas.

Un personnage passe-muraille

Un vrai personnage

Néanmoins, toutes ces références sont détournées. En effet, si l’Opinion Publique guide Orphée, elle ne le fait pas de manière bienveillante comme la Béatrice de Dante. Sa capacité d’action la rend à la fois plus puissante et plus vulnérable, puisqu’en participant à l’intrigue, elle perd son statut omniscient et devient soumise aux péripéties du drame.

qui dénonce l’illusion théâtrale

Enfin, elle vient donner un coup de pied dans le quatrième mur, briser l’illusion théâtrale, en incarnant les ficelles dramatiques dont se sert le dramaturge pour faire avancer l’action. On lui reconnaît cette fonction dans l’usage du terme technique « deus ex machina ».

 

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L’histoire de la création d’Orphée aux Enfers

En 1858, Offenbach a besoin d’un succès. Directeur depuis trois ans du théâtre des Bouffes-Parisiens, il donne des opérettes en un acte dans une salle de 300 places. Ainsi, même s’il fait régulièrement salle comble, il est au bord de la faillite. Le gouvernement impose par décret une restriction sur les spectacles qui limite les représentations d’Offenbach à un acte et quatre acteurs sur scène. A force de négociation, il parvient à assouplir ces conditions en 1856, permettant à Orphée aux Enfers de voir le jour.

Un succès romanesque

Genèse de l’œuvre

Pour cette œuvre, Offenbach met le paquet. Les décors et costumes doivent être somptueux ; il les demande à Gustave Doré. Accompagné de deux librettistes de talent, Ludovic Halévy (qui créera par la suite le livret de Carmen) et Hector Crémieux, il compose un opéra-bouffe en deux actes et quatre tableaux. Les répétitions vont pouvoir commencer. Offenbach choisit pour sa distribution des acteurs aux mimiques et jeux affirmés. Jusqu’au dernier moment, le livret ne cesse d’évoluer, enrichi des propositions des acteurs qui redoublent d’ajouts comiques.

Nous sommes le 20 octobre 1858. Le lendemain soir se tiendra la première d’Orphée aux Enfers, pièce dans laquelle Offenbach place beaucoup d’espoir. Il corrige encore fébrilement ses partitions. Il n’est pas satisfait du jeu du baryton interprétant l’Opinion Publique, qu’il remplace donc, la veille de la générale, par Marguerite Macé, une mezzo-soprano, habituée des rôles travestis dans d’autres pièces des Bouffes-Parisiens.

Le soir de la première

Le 21 octobre 1858, la salle est pleine. Pour le public, c’est un succès quasi immédiat. D’abord désorienté par ce nouveau format, il finit par applaudir ce changement. La pièce est jouée et rejouée, la salle rit toujours autant. Dix jours plus tard, le Monde affirme que le public connaît les calembours par cœur et continue d’en rire. Les « Évoé » d’Eurydice sont acclamés, l’humour pince-sans-rire de Pluton est applaudi. Mais la critique est plus mitigée. Dans le Journal des Débats, le critique Jules Janin est particulièrement virulent. Il accuse Orphée aux Enfers de profanation et d’irrévérence, non seulement envers la mythologie, mais également envers Napoléon III et son gouvernement. Offenbach et Crémieux répondent aux critiques, entretenant ainsi le débat et incitant de plus en plus de monde à payer sa place pour se faire son opinion sur cette pièce controversée. Les acteurs profitent également de cette querelle : sur scène, Pluton reprend un texte de Jules Janin lui-même dans sa description moqueuse de l’Olympe où « rrrroucoul[ent] les colombes ». Il ne s’en cache pas, au contraire, il le souligne : « J’ai justement une vieille tirade que j’ai lue quelque part ». En fin de compte, les recettes sont colossales.

Une du Journal des Débats, Wiki-source.

Et en 1860, la pièce est reprise au Théâtre des Italiens où, pour voir la pièce qui fait tant de bruit, l’empereur se rend lui-même.

Un opéra-féérie fait pour plaire

Tout voir en grand…

Bien qu’en 1873, quinze ans plus tard, les années fastes d’Offenbach soient derrière lui, celui-ci n’a plus de problème d’argent. Il devient directeur du théâtre de la Gaîté. Disposant enfin d’une salle plus grande, il met sur pied une nouvelle version d’Orphée aux Enfers, plus longue, plus belle, plus riche. En 1874, la pièce est recréée et devient un opéra-féérie, où une place importante est accordée aux décors grâce au concours de nombreux peintres et machinistes. L’intrigue initiale est enrichie de deux actes, huit tableaux supplémentaires et trois ballets. Tout s’y veut grandiose : le chœur est monté à une centaine de personnes, le nombre de rôles triple, l’orchestre double de volume…

Architectonographie des théâtres de Paris 1837, Les Archives du Spectacle

…dans le but de plaire au public

Le soir de la première de cette nouvelle version, le 4 février 1874, c’est un triomphe immédiat. Les spectateurs en prennent plein les yeux. Les créateurs jouent sur la variété des tableaux : de la pastorale aux finales pleins de rebondissements, le spectateur est bringuebalé entre la terre, l’Olympe et les Enfers. L’accent est mis sur les décors : le char doré de Phœbus traverse la scène lors du finale du deuxième acte, les ambiances variées s’enchaînent au sein même d’un acte, comme le passage de l’Olympe à la forêt avec l’arrivée de Diane. Les costumes sont également magnifiques. Au deuxième acte, le défilé des dieux laisse un souvenir marquant à tous les spectateurs. Pour bien mettre en évidence le travail des costumiers, chaque entrée est soignée : que ce soit Pluton, Mercure ou encore Diane annoncée par les cors de chasse, les introductions de personnages ne laissent pas indifférent. Certains ne sont même dans la pièce que pour le plus pur divertissement : c’est le cas de Mercure et des déesses du rondeau des métamorphoses, dont la présence n’apporte rien à l’intrigue mais ajoute au comique de la situation. Enfin, les scènes de foules sont jubilatoires, et les interventions d’enfants en petits élèves d’Orphée émeuvent le public, qui passe sans arrêt du rire aux larmes.

Bref, Orphée aux Enfers est un divertissement éclatant. « On joue, chante et danse avec une crânerie que rien n’émousse et que rien ne lasse » écrit Jouvin pour Le Figaro n°386.

 

Le rire au cœur de l’intrigue

Mais Orphée aux Enfers n’est pas qu’un extraordinaire enchantement visuel : si cette pièce a du succès, ce n’est pas uniquement pour ses décors et ses costumes rutilants. On y vient avant tout pour rire.

Parodie des grands opéras

Dans Orphée aux Enfers, Offenbach parodie les opéras plus grands et plus sérieux. Le sujet lui-même n’est pas neuf à l’opéra, puisque le mythe d’Orphée y est exploité dès la naissance du genre au début du XVIIe siècle (notamment l’Orfeo de Monteverdi en 1607) et jusqu’à nos jours.

La caricature des opéras passe notamment par une reprise de certains airs bien connus du public de l’époque. Offenbach cite ainsi l’Orphée et Eurydice de Gluck. Le détournement de l’air « J’ai perdu mon Eurydice / Rien n’égale mon malheur» reprenant les paroles et la ligne mélodique alors même qu’Orphée ne pleure pas réellement sa femme, moque le sérieux et le tragique de l’opéra.

Plus généralement, Offenbach joue avec les codes du genre. Il place dans son œuvre les « Couplets des regrets » mimant les airs de déploration de l’opéra, mais de manière ironique. Pluton prend également l’initiative « d’élever le débat » en ne parlant plus qu’en vers lors du mélodrame final, faisant de tout ce morceau un clin d’œil moqueur aux opéras. Offenbach présente aussi une pastorale, élément récurrent des opéras du XVIIIe siècle, mais y aligne à dessein les clichés les plus mièvres ; la classe sociale dirigeante, habituellement glorifiée, est tournée en dérision par le ridicule du Conseil municipal.

Ainsi, Orphée aux Enfers se moque de la grande musique ; mais ce n’est pas pour autant que la pièce tombe dans la facilité, car pour caricaturer un genre, il faut d’abord le maîtriser.

Traitement burlesque de la mythologie

Le sujet permet également à Offenbach de tourner en dérision le courant humaniste qui glorifie les références antiques. Les dieux sont ici traités de manière burlesque : le couple divin Jupiter-Junon évoque le ménage de comédie où le mari est un coureur et la femme est jalouse. Toute la mythologie subit ainsi un prosaïsme forcé : le nectar et l’ambroisie mythiques deviennent le « déjeuner » des dieux, la grandeur des métamorphoses est ici rabaissée à une mouche tournant autour du cadavre d’Eurydice, et le « Duo de la mouche » apporte une grivoiserie suggestive aux amours du roi des dieux.

Désiré dans le rôle de Jupiter, en costume de mouche (1858)

Des références plus précises aux livres de chevet des humanistes sont aussi parodiées : la « Chanson d’Aristée », où le personnage se présente comme « un fabricant de miel», rappelle les Géorgiques où Virgile raconte qu’Aristée fait naître des abeilles du cadavre des taureaux. Le personnage de Pluton, parce qu’il cite en italien la Divine Comédie de Dante, en disant « Lasciate ogne speranza » ([vous qui entrez aux Enfers], abandonnez toute espérance), fait référence de manière moqueuse aux humanistes.

Enfin, les héros mythologiques sont victimes de quiproquos dignes du vaudeville : Junon s’indigne d’être trompée lorsque, pour une fois, son mari n’y est pour rien. Eurydice est cachée dans une pièce voisine qui évoque le placard des amants de comédie. La tromperie est au centre du drame comme elle peut l’être dans les pièces de boulevard.

Persiflage politique

Mais la polémique lancée par Jules Janin en 1858 peut interroger : Orphée aux Enfers fait rire, mais est-ce une plaisanterie sérieuse, digne du castigat ridendo mores [il punit les mœurs par le rire] défendu par  Molière ? En effet, la société se reflète dans cette Olympe de bas étage : les amours de Jupin font écho à celles de Napoléon III. On peut y voir, comme les critiques de l’époque, un tableau satirique du Second Empire. Les quelques mesures de la Marseillaise et la scène de révolte des dieux ont même une sonorité dangereusement républicaine. Se moquer de l’Antiquité reviendrait alors à critiquer les gens de pouvoir. Cependant, la révolte s’apaise lorsqu’on propose aux dieux un divertissement : la révolution n’est pas bien sérieuse et le rire reprend le dessus.

 

 

Orphée aux Enfers est fait pour plaire : son livret en constante évolution dès son origine, épouse année après année les envies du public. Sa refonte en opéra-féérie illustre l’importance que le divertissement revêt pour Offenbach. Quiproquos, parodie burlesque mais aussi danse et musique : cette pièce offre un plaisir complet où la provocation n’existe que pour faire rire.

 

Sources :

  • Orphée aux Enfers, opéra en quatre actes et douze tableaux, Bibliothèque musée de l’Opéra, France, 1988
  • Orphée aux Enfers – Offenbach, L’Avant-Scène Opéra, Editions Premières Loges, juillet-août 1998.
  • Dominique Ghesquière, La Troupe de Jacques Offenbach, Symétrie,  Lyon, 2018.
  • Gallica, BNF, Le Journal des débats, 21 au 25 octobre 1858. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4517806
  • Livret Orphée aux Enfers, Jacques Offenbach et Hector Crémieux, 1858 : https://fr.wikisource.org/wiki/Orph%C3%A9e_aux_Enfers

 

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Argument d’Orphée aux Enfers

Acte I

A Thèbes, rien ne va plus entre Orphée – poète et musicien de son état – et son épouse Eurydice. La belle nymphe gambade à travers les champs, cueillant des fleurs pour les offrir à Aristée, le berger joli dont elle est éprise. Mais l’époux survient et la dispute éclate. La séparation semble inévitable mais Orphée, inquiet de sa réputation, ne peut accepter cette solution : le couple doit demeurer uni. Néanmoins jaloux, Orphée annonce sa double vengeance. Il a semé des pièges dans les prés afin de punir l’amant. Pire encore, il oblige sa pauvre épouse à écouter un interminable concerto pour violon de sa composition ! Eurydice fuit avertir Aristée des manigances du mari cocu. Le berger, curieusement, ne semble pas craindre la mort. Dans un geste héroïque, Eurydice décide de sacrifier sa vie pour périr avec celui qu’elle aime. C’est alors qu’Aristée révèle sa véritable identité : il s’agit en réalité de Pluton. Le dieu des Enfers conduit la défunte Eurydice vers les sombres bords du Cocyte, tandis que l’époux vient constater son veuvage. Enfin libre ! Orphée n’a pourtant guère le temps de se réjouir. L’Opinion Publique, omnisciente et impitoyable, vient rappeler ses devoirs au poète. L’honneur passe avant l’amour et Orphée doit aller récupérer sa femme aux Enfers. De mauvaise grâce, il entame son périple.

Acte II

Sur le mont Olympe, la demeure des dieux, rien ne va plus. Les dieux s’ennuient ferme. Certains trompent leur désœuvrement par des escapades nocturnes ou en allant s’encanailler avec de vulgaires mortels. Jupiter a bien du mal à exercer son autorité et à maintenir un semblant de dignité chez les divinités. Pour ne rien arranger, des rumeurs circulent quant à l’enlèvement récent d’une jeune nymphe. Les soupçons se portent naturellement sur le plus infidèle des Dieux : Jupiter, dont le bodycount remplit des registres entiers qui vont bien au-delà de « mille e tre ». Mercure arrive à temps pour rétablir la vérité : le coupable ravisseur, c’est Pluton ! Le maître des Enfers est convoqué et contraint de s’expliquer. Le dieu nie, le ton monte. Et toute l’Olympe se met à retentir d’une clameur furieuse. C’est la révolte, le règne de Jupiter a assez duré ! Au milieu de tout ce vacarme, Orphée et l’Opinion Publique viennent demander audience. Le poète se lamente du mieux qu’il peut. On a ravi son Eurydice ; il faut que l’épouse soit restituée à l’époux. Pluton est contraint d’avouer. Et Jupiter va se charger lui-même d’aller récupérer l’objet du rapt. Pour l’occasion, tout l’Olympe l’accompagnera. Ravis d’avoir enfin un peu d’animation, les dieux cessent la révolte et chantent désormais les louanges de Jupin tout en se préparant à la descente aux Enfers.

Acte III

Aux Enfers, rien ne va plus. Eurydice, qui croyait que la mort allait enfin égayer son existence, se trouve bien marrie de voir que les profondeurs infernales ne sont guère plus amusantes que son mari. Il faut dire qu’elle n’a pour seule compagnie qu’un geôlier aussi bête que libidineux : John Styx, ex-roi de Béotie. Jupiter et Pluton arrivent aux Enfers et on a tout juste le temps de cacher Eurydice au fond d’un placard. À défaut de flagrant délit, on entame tout de même le jugement de Pluton. Le tribunal corrompu n’aboutit pas à la sentence espérée par Jupiter. Le maître de la foudre ne sait plus quoi faire. Heureusement, Cupidon est là pour sauver la situation. Il lance une horde d’amours-policiers à la recherche de la disparue et transforme l’apparence de Jupiter, pour lui permettre de surmonter les obstacles le séparant d’Eurydice. C’est donc sous les traits d’une mouche chatoyante que Jupiter parvient enfin à se glisser par le trou de la serrure et à rejoindre la belle. Eurydice est sous le charme du bel insecte aux ailes dorées. Le charme grandit encore davantage lorsque Jupiter, redevenant lui-même, expose toute l’étendue de sa majestueuse divinité. Les deux tourtereaux s’échappent, poursuivis par Pluton et Styx.

Acte IV

Décidément rien ne va plus nulle part ! Alors que le vin coule à flots aux Enfers, et qu’on célèbre Pluton le propriétaire des lieux, qui fait goûter aux dieux cette liqueur plus festive que l’ambroisie, Eurydice, déguisée en bacchante, se mêle à la foule ivre-morte qui danse à n’en plus finir des menuets et des galops en roulant sous les tables. Mais Eurydice est vite démasquée. Jupiter et Pluton se disputent les faveurs de la jeune défunte. On entend soudain le son doux et plaintif du violon. C’est Orphée, l’époux légitime, qui vient récupérer son « aimée ». Tous doivent céder et Eurydice est rendue à Orphée. À la condition, toutefois, qu’il ne se retourne pas vers elle lorsqu’ils graviront les marches menant à la terre ferme. Le plan fonctionne trop bien et Jupiter déclenche sa foudre divine pour provoquer le sursaut et le retournement d’Orphée. Eurydice n’appartiendra donc plus à Orphée. Pas plus qu’à Pluton d’ailleurs, car Jupiter achève la transformation de la nymphe en bacchante. Sous l’œil consterné de l’Opinion Publique, tout s’achève par un dernier cancan infernal.

Rédaction de l'article

 

La musique dans Orphée aux Enfers

« C’est l’avènement de l’opérette de grand opéra, c’est le nouvel opéra-bouffe français », lit-on dans le journal Le Ménestrel lors de la reprise d’Orphée aux Enfers au théâtre de la Gaîté, en 1874[1]. À en croire ce compte rendu, l’ouvrage, étendu à quatre heures de spectacle, inaugure par ses dimensions un nouveau genre lyrique digne de ceux joués à l’Opéra de Paris. Dès la première version plus brève de 1858, Offenbach repousse les limites imposées à l’opéra-bouffe : ayant obtenu la même année le droit de représenter dans son théâtre des ouvrages de plus d’un acte et avec plus de quatre personnages, le compositeur multiplie les rôles et les numéros musicaux, quitte à corriger sur-le-champ des longueurs soulignées par son public. La question des dimensions est pourtant vite éclipsée dans la presse contemporaine par un aspect non moins central : la dégradation burlesque d’un sujet mythologique. Dans Orphée aux Enfers, Offenbach n’élargit le cadre de l’opérette que pour mieux tourner en dérision celui de l’opéra.

Une opérette grand format…

La chatte métamorphosée en femme, dernière œuvre en un acte composée par Offenbach avant Orphée, comprenait huit numéros chantés par une soprano, une mezzo, un ténor et un baryton. L’« opéra bouffon » créé six mois plus tard présente deux actes et quatre tableaux formés de seize numéros, pour quatorze rôles et un chœur. Par rapport à la version « opéra-féerie » de 1874, en quatre actes, douze tableaux et trente numéros pour quarante-deux personnages, un corps de ballet et cent choristes, c’est encore peu.. C’est d’ailleurs cette seconde mouture qui a été retenue par Oya Kephale à quelques coupes près. Quoi qu’il en soit, un nouveau format se met en place dès 1858 : les passages chantés sont plus nombreux et les caractères vocaux se diversifient.

Offenbach n’abandonne pas pour autant les canevas employés dans la trentaine d’ouvrages en un acte composés avant Orphée . Parmi les numéros musicaux qui alternent avec  les dialogues parlés figurent notamment des airs intitulés « couplets » : dans l’esprit d’une chanson, le personnage chante deux ou trois couplets conclus par un refrain, lequel peut désormais être repris par le chœur. Démultiplication des rôles oblige, ces airs sont particulièrement nombreux et variés dans Orphée. Certains présentent un grand nombre de couplets, comme le « Rondeau des métamorphoses » de l’acte II, où l’assemblée de l’Olympe rapporte les manigances amoureuses de Jupiter : pas moins de six interventions  se succèdent sur une musique identique. Comme souvent dans cette forme simple, l’enthousiasme est provoqué aussi bien par le jeu théâtral des interprètes, que par des éléments inattendus dans le texte, comme une onomatopée — « Ah ! ah ! ah ! » — ou une manière  comique de le prononcer, comme une articulation très rapide des mots : « Ne prends plus l’air patelin : on connaît tes farces, Jupin ! » Dans les couplets de Cupidon à l’acte III, ce sont même des bruits de baiser qui font office de refrain.

Ces airs à couplets peuvent être intégrés à des numéros plus vastes qui participent à la progression de l’action. Les finales d’acte s’apparentent ainsi à de véritables patchworks musicaux. À partir de pièces cousues les unes aux autres, dont la succession relance constamment l’intérêt du public, Offenbach s’ingénie à bâtir de grands crescendos rythmés par des accélérations, pour aboutir à des tuttis endiablés. De ce point de vue, la comparaison des versions de 1858 et de 1874 nous ouvre l’atelier du compositeur. Le premier Orphée aux Enfers est en deux actes, composés chacun de deux tableaux – qui formeront eux-mêmes des actes dans la version plus tardive retenue par Oya Kephale. Ainsi, le finale du premier acte de 1874 n’était en 1858 qu’un simple numéro à la fin du premier tableau : il s’agissait du duo d’Orphée et de l’Opinion publique (« Viens ! c’est l’honneur qui t’appelle »). Pour en faire une fin d’acte digne de ce nom, Offenbach lui ajoute le chœur, et le fait précéder d’une série de nouveaux morceaux enchaînés les uns aux autres, dont un air pour l’Opinion publique (« C’est l’Opinion publique »).

L’ouverture, elle aussi, est considérablement développée en 1874 pour devenir une « Promenade autour d’Orphée ». De fait, l’écoute s’apparente bel et bien à une déambulation dans la partition : les principaux thèmes de l’opéra sont présentés  selon le principe du « pot-pourri », en commençant par « L’Hymne à Bacchus » pour se conclure par un fragment du célébrissime « Galop infernal ». En l’occurrence, Offenbach ne reprend ici que des extraits déjà composés en 1858, autrement dit des mélodies que son public connaît par cœur : c’est un peu comme si une version restaurée d’un film commençait par sa propre bande-annonce. Plus loin dans la nouvelle version, dans « L’air en prose de Pluton » à l’acte II, le compositeur glisse d’ailleurs une autre allusion au « Galop », comme pour mieux faire attendre l’arrivée du thème complet à la fin du spectacle. À toutes ces amplifications de la partition, il faudrait ajouter aussi les ballets qui n’ont pas été retenus dans notre version, ou encore un tableau supplémentaire plus tardif (et finalement rejeté par Offenbach) consacré au royaume de Neptune — on y voyait notamment danser des crevettes. Comme l’indique le titre de sa deuxième version, l’« opéra-bouffon » de 1858 devient un « opéra-féerie », un spectacle où la magnificence visuelle et les effets scéniques en tous genres sont à l’honneur.

… ou une parodie d’opéra ?

Insister sur l’élément spectaculaire dans Orphée aux Enfers ne doit pas nous faire oublier qu’il s’agit d’une œuvre destinée d’abord à faire rire. Si le jeu scénique joue ici un rôle essentiel — les acteurs et les actrices du temps d’Offenbach n’hésitaient pas à agrémenter les répliques de leurs propres calembours — la composition musicale regorge, elle aussi, de ressorts comiques.

Héros d’opéra par excellence, incarnation du pouvoir de la voix et d’une expressivité authentique, Orphée bascule chez Offenbach dans la parodie. Le personnage mué en professeur de violon ne s’exprime plus qu’en serinant des formules toutes faites, qu’il s’agisse des poncifs d’un concerto romantique dans le « Duo du concerto » dans l’acte I, ou plus tard d’une citation directe de l’Orphée et Eurydice de Gluck.  (voir plus haut « Introduction à l’œuvre »). — dont la version française date de 1774. À la fin de l’acte II en effet, le héros entonne le célèbre refrain « J’ai perdu mon Eurydice », devenu ici « On m’a ravi mon Eurydice », devant Jupiter ; la référence est d’autant plus détournée que le héros ne réclame son épouse qu’à contrecœur.

Les ressources de la citation, que ce soit pour établir une connivence avec le public ou pour instaurer un décalage, sont largement exploitées par le compositeur. À l’acte II, dans le « Chœur de la révolte » et par allusion dans le « Rondeau des métamorphoses » qui suit, c’est La Marseillaise qui accompagne le mécontentement des dieux.  Pour un spectateur de 1858 sous le Second  Empire ou même de 1874 sous la Troisième République, il s’agit d’abord d’un chant révolutionnaire : hymne national sous la Convention, La Marseillaise ne retrouvera ce statut qu’en 1879. Dans la scène d’Offenbach, le rire doit tout autant à l’anachronisme qu’aux revendications triviales des personnages : « Plus de nectar, cette liqueur fait mal au cœur ».

Ailleurs, la parodie musicale se passe de citations directes. Pour dépeindre le monde de Pluton dans le chœur qui ouvre l’acte IV, Offenbach recourt à des codes musicaux bien connus de ses contemporains, associés indifféremment aux Enfers mythologiques et à l’Enfer chrétien dans les opéras du répertoire : trémolos des cordes dans le grave, accords dissonants joués fortissimo, et surtout emploi du son infernal entre tous, celui du piccolo, le plus aigu des instruments de l’orchestre. Quelques années plus tôt, dans son Grand traité d’instrumentation, Berlioz avait noté tout le potentiel « violent », « féroce », « diabolique » de la petite flûte dans les opéras de Weber, Gluck ou encore Spontini[2]. Offenbach, qui en use lui-même régulièrement pour apporter du brillant à son orchestre, s’en sert ici pour creuser un écart strident avec le grave des contrebasses et des timbales : le résultat pourrait être effrayant s’il n’était associé aux calembours du livret — « si l’on comprend la vie, amis, c’est en enfer ».

L’orchestre, de fait, peut lui-même se faire bouffon. En 1858, contraint par la taille de son théâtre, Offenbach disposait d’un ensemble réduit, sans second hautbois ni second basson, ensemble dont il est néanmoins parvenu à tirer des couleurs insolites. Au début du très licencieux « Duo de la mouche » dans l’acte III, le bourdonnement de l’insecte est suggéré aux cordes et notamment à l’alto par un trémolo joué au niveau du chevalet : la sonorité grinçante obtenue est rendue plus étrange encore par la flûte qui joue dans son registre grave, peu employé dans l’orchestration classique. Cette peinture sonore du plus prosaïque des animaux est une merveilleuse trouvaille d’orchestration qui contribue au grotesque de la scène

Après les Orphée de 1858 et de 1874, où se situe finalement celui de 2025 ? Partir de la version de 1874 comme le fait Oya Kephale permet de conserver la verve de l’opéra bouffe d’origine, tout en profitant du chœur du « Conseil municipal de la ville de Thèbes », du « Rondo-saltarelle » de Mercure ou des « Couplets des baisers » de Cupidon ajoutés par Offenbach pour la reprise — car pourquoi s’en priver ? Des quatre heures de l’« opéra-féerie », cependant, tout n’a pas été conservé par Oya Kephale, ni d’ailleurs par la plupart des interprètes antérieurs. Opposer les versions de 1858 et de 1874, ce n’est jamais que se limiter aux deux partitions éditées : du vivant d’Offenbach déjà et aujourd’hui encore, que ce soit pour des raisons de goût, de durée du spectacle ou d’autres contingences matérielles, l’œuvre n’a jamais cessé d’être remaniée et aménagée, pour nous surprendre toujours davantage.

 

Sources

  • Rémy Campos, « Commentaire musical », dans L’Avant-Scène Opéra, n° 185 « Orphée aux Enfers », 1998, p. 8-67.
  • Adélaïde de Place, « Orphée aux Enfers », dans Joël-Marie Fauquet (dir.), Dictionnaire de la musique en France au xixe siècle, Paris, Fayard, 2003.
  • Piotr Kaminski, Mille et un opéras, Paris, Fayard, 2003.
  • Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Paris, Gallimard, 2000.

[1] H. Moreno, « Nouvelles », Le Ménestrel, vol. 40, n° 11, 15 février 1874, p. 85. « H. Moreno » est le pseudonyme d’Henri Heugel qui n’est autre que l’éditeur d’Offenbach.

[2] Hector Berlioz, Grand traité d’instrumentation et d’orchestration modernes, Paris, Henri Lemoine, 1855 [1844], p. 158-166.

Le livret d’Orphée aux enfers

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Livret d’Hector Crémieux et Ludovic Halévy
Adaptation d’Emmanuel Ménard

Musique de Jacques Offenbach

 

PERSONNAGES

  • L’Opinion publique, soprano

  • Eurydice, soprano

  • Orphée, tenor

  • Aristée-Pluton, tenor

  • Jupiter, baritone

  • John Styx, tenor

  • Vénus, soprano

  • Cupidon, mezzo soprano

  • Mars, baryton

  • Diane, soprano

  • Junon, soprano

  • Mercure, tenor

  • Un Licteur (prologue), tenor

  • Un huissier (tableau 3), parlé

  • Minos, tenor

  • Eaque, tenor

  • Rhadamante, baryton

  • Cerbère x3 parlé

 

 

Acte I

PROLOGUE

N°1 CHOEUR DES BERGERS ET SCENE DU CONSEIL MUNICIPAL

Les Bergères
Voici la douzième heure, que chacun retourne en sa demeure
Allons, rentrons nos blancs moutons.


Les Bergers
Voici la douzième heure, retournons en notre demeure
Allons, rentrons nos blancs moutons 


Un Licteur
Place, place au conseil municipal qui passe, qui passe. 


Tous
Place, place!

Entrée du conseil municipal


Le Conseil
Conseil municipal de la ville de Thébes,
nous sommes les gardiens du bonheur pastoral,
nous soignons les enfants, dirigeons les éphèbes,
bref, nous sommes un bon conseil municipal. 


Le Choeur
Honneur, honneur à  nos doyens !
Honneur, honneur à  nos anciens ! 


Le Conseil
Merci merci, mes chers enfants,
vos anciens de vous sont contents. 


Le Choeur
Honneur, honneur à  nos doyens !
Honneur, honneur à  nos anciens ! 


Le Conseil
Vos anciens de vous etc.
(L’Opinion Publique paraît )

Un Licteur
(Parlé) L’Opinion Publique !

L’Opinion Publique
(Parlé) Qui je suis ? – du théâtre antique
J’ai perfectionné le choeur,
Je suis l’opinion publique,
Un personnage symbolique,
Ce qu’on appelle un raisonneur.
Le choeur antique en confidence
Se chargeait d’expliquer aux gens
Ce qu’ils avaient compris d’avance,
Quand ils étaient intelligents.
Moi, je fais mieux. J’agis moi-même ;
Et prenant part à l’action,
De la palme ou de l’anathème
Je fais la distribution.
Que prenne garde à moi la femme
Qui voudrait tromper son époux,
Et que se garde aussi l’époux
Qui ferait des traits à sa femme !…
C’est aux personnages du drame
Que je parle, rassurez-vous !
Voici venir notre Eurydice ;
Je pars : mais je suis toujours là,
Prêt à sortir de la coulisse,
Comme un deus ex machina !

L’Opinion exit.

Le Conseil
Conseil municipal de la ville de Thébes,
nous sommes les gardiens du bonheur pastoral,
nous soignons les enfants, dirigeons les éphèbes,
bref, nous sommes un bon conseil municipal. 

 

Scène 1

N°2 COUPLETS DU BERGER JOLI

Eurydice

La femme dont le coeur rêve
N’a pas de sommeil ;
Chaque jour elle se lève
Avec le soleil.
Le matin de fleurs plus belles
Les prés sont brodés :
Mais ces fleurs, pour qui sont-elles ?
Vous le demandez ?
Pour qui ?
N’en dites rien à mon mari,
Car c’est pour le berger joli
Qui loge ici.
Chaque jour ainsi j’apporte,
Au berger galant,
De beaux bleuets, qu’à sa porte
J’accroche en tremblant,
Et mon pauvre coeur palpite,
A bonds saccadés…
Pour qui donc bat-il si vite ?
Vous le demandez ?
Pour qui ?
N’en dites rien à mon mari,
Car c’est pour le berger joli
Qui loge ici.

Orphée paraît par l’ascenseur.

 

Scène 2

Eurydice
Il est sorti !… je veux qu’en rentrant il trouve son studio semé de fleurs.

Orphée

Que vois-je !… n’est-ce pas la nymphe Nabila, la belle nymphe que j’adore ? Seule.

Révélons ma présence par ce trait qu’elle aime tant.

Eurydice
Mon mari !…

Orphée
Ma femme !… imbécile !… dépêchons-nous de crier avant qu’elle ne commence… ah ! Je vous y prends, Madame.

Eurydice
A quoi, je vous prie ?

Orphée
A quoi ?… Mais à qui donc apportiez-vous ces fleurs, s’il vous plaît ?

Eurydice
Ces fleurs ?… euh… au vent, au bonheur !… et vous, mon tendre ami, à qui jetiez-vous ce chant passionné de votre… crin-crin ?

Orphée
Euh… aux muses…

Eurydice
Fort bien ! Savez-vous ce que je conclus de tout cela, mon bon chéri ?… C’est que si j’ai mon berger, vous avez votre bergère… eh bien ! Je vous laisse votre bergère, laissez-moi mon berger.

Orphée
Allons ! Madame, cette proposition est de mauvais goût !…

Eurydice
Pourquoi donc, je vous prie ?

Orphée
Parce que… parce que… tenez ! Vous me faites rougir !

Eurydice
Ah ! Mais, c’est qu’il est temps de s’expliquer, à la fin ! Il faut qu’une bonne fois je vous dise votre fait, maître Orphée, mon chaste époux, qui rougissez ! Apprenez que je vous déteste ! Que j’ai cru épouser un artiste et que je me suis unie à l’homme le plus ennuyeux de la création. Vous vous croyez un aigle, parce que vous avez inventé les vers hexamètres !… Mais c’est votre plus grand crime à mes yeux !… Est-ce que vous croyez que je passerai ma jeunesse à vous entendre réciter des songes classiques et racler votre exécrable instrument ?…

 

Orphée
Mon violon !… Ne touchez pas cette corde, madame !

Eurydice
Il m’ennuie, comme vos vers, votre violon !… Allez charmer de ses sons les bergères de troisième ordre dont vous raffolez. Quant à moi, qui suis fille d’une nymphe et d’un demi-dieu, il me faut la liberté et la fantaisie !… J’aime aujourd’hui ce berger, il m’aime ; rien ne me séparera d’Aristée !

N°3 : DUO DU CONCERTO

Orphée
Ah ! C’est ainsi ?

Eurydice
Oui, mon ami.

Orphée
Tu me trompes, comme mari ?

Eurydice
Oui, mon ami !…

Orphée
Tu me dédaignes, comme artiste !

Eurydice
Oui, mon ami !

ORPHEE
Tu n’aimes pas le violoniste !

Eurydice
Non, mon ami !
Le violoniste
Me paraît triste,
L’instrumentiste
Est assommant,
Et l’instrument
Me déplaît souverainement.

Orphée
Ah ! De ton insolence
Je vais tirer vengeance.

Eurydice
Et comment, je vous prie ?

Orphée
Je vais, ma tendre amie,
Vous jouer aussitôt
Une oeuvre de génie :
Mon dernier concerto.

Eurydice
Grâce, je t’en supplie…

Orphée
Non, non, pas de retard,
C’est le comble de l’art :
Il dure une heure un quart !

Eurydice
Miséricorde, une heure un quart !
Je n’écouterai pas.

Orphée
Si, tu m’écouteras.

Eurydice se bouche les oreilles avec désespoir.

Ensemble

Orphée
C’est adorable,
C’est délectable,
C’est ravissant,
C’est entraînant.

Eurydice
C’est déplorable,
C’est effroyable,
C’est assommant,
C’est irritant.

Orphée
Ecoutez encor ce motif
Charmant, langoureux, expressif.
Quel charmant concerto !

Eurydice
Ah ! C’est horrible,
Ah ! C’est terrible.

Orphée
Quel tremolo !
Presto, presto, largo, largo,
Pizzicato… amoroso….agitato….

Eurydice
Ah, seigneur, Ah! quel supplice

C’est fini le voilà parti!

O Vénus, sois-moi propice !
Délivre-moi de mon mari.

(parlé)
Vénus, ma belle déesse, délivre-moi de mon aimable Orphée,
Et je t’immolerai dix brebis plus blanches que le lait !


Orphée
Jupiter, mon maître, délivre-moi de ma tendre Eurydice, et je chanterai tes louanges sur ma lyre à quatre cordes.

(à Eurydice.) Madame, je ne me fais aucune illusion sur le sort qui m’attend ! Quand une femme en est arrivée à ce degré d’audace, il est parfaitement inutile d’essayer de la remettre dans la bonne voie…

Eurydice
A la bonne heure ! Séparons-nous donc !

Orphée
Je le ferais de bon coeur, si cela ne devait pas nuire à ma considération et à la position que je me suis faite par mon talent et mon travail. Je suis esclave de l’opinion publique : c’est ma seule faiblesse, laissez-la-moi. J’ai besoin du Monde… et de Star Inside…, je ne veux pas les heurter.

Mais je me suis mis en tête de pourfendre chacun de vos adorateurs…

Eurydice
Avec votre archet ?

Orphée
Non, madame. Je crois inutile de vous apprendre le moyen que j’ai choisi pour attraper le maraudeur…

Qu’il vous suffise de savoir ceci : je ne lui conseille pas de fouiner dans les herbes que voilà, comme il le fait habituellement.

Eurydice
Et qui l’en empêchera ?

Orphée
Qui ?… certaine surprise que j’y ai semée à son intention…

Eurydice
Que voulez-vous dire ?

Orphée
Rien de plus ! Je vais travailler à mes prochaines compositions… Adieu, bibiche… Petite surprise semée pour lui, là… Faites attention… adieu !

Il sort.

 

Scène 3

Eurydice
Que veut-il dire avec sa petite surprise semée dans les herbes ?… C’est que ce vilain homme est capable de tout !… Quelque piège peut-être ! Et Aristée qui vient piocher dans ces herbes avant de folâtrer avec moi ! Courons au-devant de lui !… Le malheureux se ferait faire du mal !… Courons !…

Elle s’engouffre dans le studio. Au même instant, Aristée paraît.

 

Scène 4

ARISTEE

N°5 CHANSON D’ARISTEE

Récitatif.

Moi, je suis Aristée, un berger d’Arcadie,
Un fabricant de miel, ivre de mélodie,
Sachant se contenter des plaisirs innocents
Que les dieux ont permis à l’habitant des champs !
Voir voltiger sous les treilles,
Entre terre et ciel,
Les essaims de mes abeilles
Butinant leur miel ;
Voir le lever de l’aurore,
Et, chaque matin,
Se dire : je veux encore
Le revoir demain.
Voilà la fête
D’une âme honnête,
Le vrai bonheur
D’un tendre coeur !
Ah ah !
Voir bondir dedans la plaine
Les petits moutons,
Accrochant leur blanche laine
A tous les buissons !
Voir sommeiller la bergère,
Tandis qu’à pas lents,
Le berger qu’elle préfère
Vient et la surprend !
Voilà la fête
D’une âme honnête,
Le vrai bonheur,
Du coeur !
Ah ah!

(Parlé, regardant avec précaution autour de lui.)
Voilà ce que je dis aux personnes, ce que je dis devant le monde, pour inspirer de la confiance !… Mais si vous saviez qui je suis en réalité, et quels projets infernaux je médite !… Si l’idée que j’ai soufflée à Orphée réussit, je crois que c’est aujourd’hui que nous frapperons un grand coup ! Voici la tendre Eurydice !

EURYDICE (revenant)

Ah! Le voici ! J’arrive à temps !

Aristée, mon beau berger, prends garde ! Ne bouge pas !

ARISTÉE

Comment, ne bouge pas !

EURYDICE

Aristée ! Au nom de mon amour, n’approche pas !

ARISTÉE

Comment ?

EURYDICE

Mon mari sait tout ! Il nous aura espionnés ! Et il a semé des pièges dans ces herbes, des serpents, peut-être.

ARISTÉE (à part)

Est-il bête, l’animal ! Il veut me surprendre et il me fait prévenir ! Réparons sa maladresse. (haut) Allons donc ! Regarde comme je me moque de ses reptiles, regarde

(Il fourrage dans les herbes.)

EURYDICE

Aristée ! Ton amour et ton courage t’emportent ! Aristée ! Tu cours à la Mort !

ARISTÉE

Il n’y a pas de danger !

EURYDICE

Eh bien, alors, je veux mourir avec toi !

ARISTÉE

(Plongeant les mains d’Eurydice dans les herbes)

Allons donc!

EURYDICE
Aïe !

ARISTEE
Ca y est !…

EURYDICE
Mon dieu, qu’est-ce que j’éprouve ?

ARISTEE
Pluton, redeviens toi-même ! Une ! Deux ! Trois ! (Ses trois sbires apparaissent, le débarrassant de son costume de berger et lui donnant ses vêtements de dieu des enfers.) Et maintenant, désorganisons les éléments (la lumière baisse brusquement. Déçu du résultat). Chez moi, voilà comme on désorganise les éléments.

EURYDICE
Dieu puissant ! Est-ce que je vais mourir ?

ARISTEE
Entièrement !… lasciate ogni speranza !…

EURYDICE
Et cependant je ne souffre pas…

ARISTEEbas.
Je t’expliquerai pourquoi…

EURYDICE
C’est étrange !…

ARISTEE
C’est logique…

N°6 INVOCATION A LA MORT

EURYDICE

I
La mort m’apparaît souriante
Que vient me frapper près de toi…
Elle m’attire, elle me tente…
Mort, je t’ appelle… emporte-moi ! ..

II
Mort, ton ivresse me pénètre !
Ton froid ne me fait pas souffrir ;
Il semble que je vais renaître,
Oui, renaître, au lieu de mourir !…
Adieu !… adieu !…

ARISTEE
Crac !… ça y est !… une larme !… une larme ! Et partons ! Avant de partir, abusons de notre divinité pour jeter un dernier défi au mari… (Il fait signe vers Eurydice, qui se redresse comme une somnambule. Pluton guide ses bras comme un marionnettiste et la fait écrire.)

Je quitte la maison
Parce que je suis morte,
Aristée est Pluton,
Et le diable m’emporte.

Pluton baisse les bras, Eurydice s’effondre.

La rime n’est pas riche !… mais la richesse ne fait pas le bonheur ! Et maintenant, aux sombres bords !

Il disparaît.

 

Scène 5

Orphéerentrant par l’ascenseur
Ah ça ! Que diable y a-t-il donc de dérangé là-haut ? Je reviens à peine de répétition et j’arrive déjà en pleine nuit ! Je n’ai pas encore dîné, et voici déjà l’heure du souper. Que veut dire cette perturbation ? A moins qu’il n’y ait une éclipse ?

Par Jupiter !… que veut dire ceci ?… l’écriture de ma femme !… (il lit.)

Je quitte la maison
Parce que je suis morte,
Aristée est Pluton,
Et le diable m’emporte.
(Il s’effondre)
Comment, elle est morte !… ce n’est pas possible ! Mais si !… elle est bien morte !… puisqu’elle l’écrit elle-même !

Oh merci !… Merci, Jupin !… (il regarde avec inquiétude autour de lui) Quelqu’un !… mais non, personne !… je puis me livrer à ma joie !!!

Scène 6

N°7 FINALE

Orphée

Libre ! ô bonheur ! ô joie extrême !

Courons apprendre ce bonheur à la nymphe que j’aime !

 

Le Choeur

Anathème, anathème, sur celui qui sans pitie, anathème, anathème, refuse une larme même à sa moitié.

Orphée

Etranges cris !

Le Choeur

Anathème, etc.

Orphée

Encore ces voix ! De tous les côtés à la fois ! Quel phénomène d’acoustique !

Le choeur

Anathème, etc.

L’Opinion (paraît)
Arrière !… ça ne se passera pas comme ça !…

Orphée
Ciel ! L’opinion publique qui me poursuit déjà.

Choeur

Ciel ! L’opinion publique qui le poursuit déjà.

L’Opinion
C’est l’Opinion publique

Qui proclame ce qu’elle sait

Qui peut dans un sentier oblique

Saisir la trace d’un forfait.

Qui dit à la main sacrilège

Dans les blés tu semas le piège

Halte-là!

Ca n’peut pas s’passer comme ça!

Choeur

Ca n’peut pas s’passer comme ça!

L’Opinion
Epoux indigne, ma colère

Te suivra de toutes façons.

Je veux te mettre en la misère,

Te faire perdre tes leçons.

Et, du crépuscule à l’aurore,

Troublant tes nuits, crier encore

Halte-là!

Ca n’peut pas s’passer comme ça!

Choeur

Ca n’peut pas s’passer comme ça!

L’Opinion
Viens! A l’opinion c’est en vain qu’on résiste

Choeur
Pars! A l’opinion c’est en vain qu’on résiste

Orphée
Grâce!

L’Opinion
Pour te soustraire à ma sévérité

Et pour servir d’exemple à la postérité

Un seul moyen te reste

Orphée
Et lequel, dis?

L’Opinion
Bédam, c’est de courir après ta femme

Orphée
Mais je ne l’aime pas!

L’Opinion
L’exemple à tous yeux

N’en sera que plus glorieux

Orphée
Fut-il jamais un sort plus triste!

L’Opinion
Cours, cours après ta femme

Choeur
Cours, cours après ta femme

Orphée
A ton implacable voix

Il faut céder, je le vois.

L’Opinion
Allons, c’est le moment.

LE CHOEUR
Allons, c’est le moment.

Ensemble

L’Opinion
Viens ! C’est l’honneur qui t’appelle !
Et l’honneur passe avant l’amour !
Je serai ton guide fidèle
Pendant l’aller et le retour !

Orphée
Viens ! C’est l’honneur qui m’appelle,
Et l’honneur passe avant l’amour !
Je maudis le guide fidèle
Qui me suivra jusqu’au retour.


Acte II

Scène 1

No. 8 ENTR’ACTE ET CHOEUR DU SOMMEIL 

Les Dieux
Dormons, que notre somme
Ne vienne jamais à finir.
Puisque le seul bonheur, en somme,
Dans notre olympe, est de dormir.
Ron, ron.

N° 9 COUPLETS 

Vénus entre à petits pas.

Vénus
Je suis Vénus ! et mon amour a fait l’école buissonnière !
Je reviens au lever du jour d’un petit voyage à Cythère !
Un profond mystère cache mon retour ils dorment tous !
Endormons-nous !

A son tour, Cupidon entre sur le pointe des pieds.

Le Choeur (endormi) 
Ah!


Cupidon
Je suis Cupidon mon amour a fait l’école buissonnière!
Je reviens au lever du jour d’un petit voyage à Cythère!
Un profond mystère cache mon retour!
Ils dorment tous!
Endormons­-nous!

Paraît Mars qui entre discrètement.


Le Choeur (endormi) 
Ah!


Mars
Je suis le dieu Mars, à  mon tour je viens d’chez ma particulière,
Et je rentre au lever du jour d’un petit voyage à Cythère.
La p’tit cantinière cache mon retour dans mon nuage,
J’m’en vas filer, car la consigne est de ronfler.


Le Choeur (endormi) 
Ah!

 

Scène 2


N° 11 REVEIL DES DIEUX ET COUPLETS DE DIANE 

Cor de Diane


Jupiter,
Par Saturne ! Quel est ce bruit
Qui nous réveille au milieu de la nuit ?
(décrochant son propre portable ) C’est Diane, ma fille chérie,
Qui nous sonne sa sonnerie !
Sus ! Qu’on se réveille à l’instant !…

Les Dieuxse réveillant en bâillant
Han ! Han ! Han ! Han !

Jupiter
Et surtout pas de bâillement !
D’un cri de joie et d’allégresse,
Il faut saluer la déesse ;
Obéissons au règlement !

Entre Diane, d’un air pensif et affligé, accompagnée de Junon.

Les Dieux
Salut à Diane chasseresse !

Vénus
Mais pourquoi cet air de tristesse ?

Diane
Ah ! Rien n’égale mon tourment !

Couplets.

I

Quand Diane descend dans la plaine,
Tontaine, tontaine,
C’est pour y chercher Actéon,
Tontaine, tonton !
C’est près d’une claire fontaine,
Tontaine, tontaine,
Que Diane rencontre Actéon,
Tontaine, tonton !

Les Dieux (tous)

Que Diane rencontre Actéon,


II
Diane
Or, ce matin, dedans la plaine,
Tontaine, tontaine,
Je m’en fus chercher Actéon,
Tontaine, tonton !
Mais hélas ! Près de la fontaine,
Tontaine, tontaine,
Point n’est venu mon Actéon,
Tontaine, tonton !

Les Dieux (tous)

Point n’est venu son Actéon

Diane
Pauvre Actéon ! Qu’est-il devenu ? Lui qui était là tous les jours, caché sous un buisson, pendant que… ah ! Je le voyais très bien !

Jupiter
Ce qu’il est devenu ? Je vais te le dire ! Tout ça était immoral dans la forme ! Tu te compromettais avec ce jeune homme ! Je me suis débarrassé de lui !

Diane
Et comment ?

Jupiter
Je l’ai changé en cerf ! Et pour sauver ta réputation, ô ma chaste Diane, j’ai répandu le bruit, parmi les faibles mortels, que c’était à ta demande que j’avais ainsi désorganisé Actéon ; j’ai dit que tu avais trouvé sa curiosité indiscrète…

Dianevivement
Mais non !

Jupiter
Je l’ai dit pour l’honneur de la mythologie ! Corbleu ! Mes enfants, les faibles mortels ont l’oeil sur nous ! Sauvons les apparences au moins! Sauvons les apparences ! Tout est là !

Diane
Vous les sauvez bien, vous !

Junon
Est-ce qu’il a encore fait quelque nouvelle escapade ?

Jupiter
Mais non, ma bonne Junon, de la réserve !… pas de scène devant le monde !… Je vous en prie, mes enfants, de la tenue !.

Allons ! Que chacun aille à sa besogne, en attendant l’heure de savourer le nectar et l’ambroisie… (départ du choeur en grognant) Et que personne ne manque au déjeuner… allez ! J’ai entendu des rumeurs ?  Voilà déjà plusieurs fois que je m’aperçois… (il se tourne et s’aperçoit qu’il est seul avec Junon, les autres sont partis)
Par ma foudre !… on a du mal à mener ces gaillards-là… Et il faut encore que j’aie la jalousie de ma tendre épouse… quel crampon ! Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ?…

Junon
Il y a que je ne puis plus vivre ainsi !… et que l’existence que vous me faites…

Jupiter
Qu’est-ce que j’ai encore fait, voyons ?…

Junon
Ah !… n’essaye pas de me tromper… Les bruits de la terre montent jusqu’à moi…

Jupiter
Mais encore…

Junon
Eh bien !… Il n’est bruit là-bas que de la disparition d’une mortelle, belle comme une déesse, et qui vient d’être enlevée par un dieu… Cette femme s’appelle Eurydice… Et le dieu !… c’est vous.

Jupiter
Moi ?…

Junon
Et quel autre que vous eût osé ?…

Jupiter
Vois, mon amie, où t’entraîne ton aveugle passion !… Cet enlèvement, je le connais comme toi…

Junon
Je le crois.

Jupiter
J’ai envoyé aux renseignements mon fidèle Mercure… et si mes soupçons sont fondés, tu verras bientôt qu’un dieu qui punit, comme j’entends le faire, les escapades des autres, ne peut qu’être le mari le plus fidèle, le plus constant…

Junon
Je ne vous crois plus, gros hypocrite !… vous m’avez tant de fois trompée !…

Jupiter
Allons, bon !… c’est comme tu voudras !… Que veux-tu que je te dise ?… Tiens !… j’entends le clapotement des ailes de Mercure… Ecoute et juge-moi !…

 

Scène 3

N° 12. RONDO SALTARELLE DE MERCURE 

Mercure
Eh hop! Eh hop! Place à Mercure!
Ses pieds ne touchent pas le sol, 
Un bleu nuage est sa voiture, rien ne l’arrête dans son vol.
Bouillet dans son dictionnaire vous dira mes titres nombreux : 
Je suis le commissionnaire et des déesses et des dieux ; 
Pour leurs amours moi je travaille, actif, agile, intelligent, 
Mon caducée est ma médaille, une médaille en vif argent.
Eh hop! Eh hop! Place à  Mercure!
Ses pieds ne touchent pas le sol,

Un bleu nuage est sa voiture,  rien ne l’arrête dans son vol.
Je suis le dieu de l’éloquence, les avocats sont mes enfants, 
Ils me sont d’un secours immense pour flanquer les mortels dedans. 
Je dois comme dieu du commerce détester la fraude et le dol, 
Mais je sais par raison inverse les aimer comme dieu du vol, 
Car j’ai la main fort indirecte et quelquefois le bras trop long : 
Quand il était berger d’Admète j’ai chipé les boeufs d’Apollon.
Tout en étant le dieu des drôles, je suis le plus drôle des dieux, 
J‘ai des ailes sur les épaules, aux talons et dans les cheveux.
Jupin mon maître sait me mettre à toute sauce,
Il finira par me mettre dans un baromètre

Pour savoir le temps qu’il fera. 

Junon
Pour savoir le temps qu’il fera.

Mercure
Eh hop!

Jupiter
Eh hop!

Mercure, Junon et Jupiter
Eh hop ! Eh hop ! Place à  Mercure, etc. 

Mercure
Salut au puissant maître des cieux et de la…

Jupiter
Pas de phrase ! Au fait !

Mercure
Seigneur, j’arrive en droite ligne des enfers !

Jupiter
Et Pluton ?

Mercure
Pluton était sorti !… Il est rentré aux enfers il y a une heure !

Jupiter
Seul ?…

Mercure
Non pas ! Mais avec une jolie petite femme qu’il venait d’enlever à son mari !…

Jupiter
Cette femme a pour nom?


Mercure
Eurydice…

Jupiterà Junon
Là ! Je ne le lui fais pas dire ! Ah ! Le coquin de Pluton !… et il va venir ?…
Mercure
A l’instant… je lui ai dit que vous l’attendiez ! Le voilà !…

Jupiter
Eh bien ! Je vais le traiter comme il le mérite !…

 

Scène 4

Pluton (entrant accompagné de ses 3 sbires)

Salut au puissant maître des cieux et de…


Jupiter
Assez !… assez !… je te fais grâce de la formule !…

N°13 : AIR EN PROSE DE PLUTON

Plutonà part
Comme il me regarde !… Est-ce qu’il se douterait !…

Détournons les soupçons !… flagornons-le !…

Ayons l’air de trouver son domicile agréable…

J’ai justement une vieille tirade que j’ai lue quelque part…

(haut.) Ah ! Avec quelle volupté je m’enivre des suaves émanations de cette atmosphère douce et vivifiante de l’Olympe ;

Heureuses divinités qui folâtrez sans cesse sous des cieux toujours bleus,

Tandis que je suis condamné aux sombres cloaques du royaume infernal !…

Ici l’on respire une odeur de déesse et de nymphe,

Une suave odeur de myrte et de verveine, de nectar et d’ambroisie.

On entend le roucoulement des colombes,

Les chansons d’Apollon et la lyre de Lesbos !…

Voici les nymphes !… voici les muses !… les grâces ne sont pas loin !…

Vous les verrez danser, calmes et bondissantes,

Aux douces clartés de la lune d’avril !…

On entend le roucoulement des colombes,

Les chansons d’Apollon et la lyre de Lesbos !…

Tous les parfums sont déchaînés, et les parfums de la nuit,

Et les parfums du jour, et les parfums du ciel,

Et les parfums des grâces, et les parfums des muses,

Et les parfums des nymphes !…


Jupiter
As-tu bientôt fini, avec ta parfumerie ?

Pluton
On chantera jamais trop votre bonheur !

Jupiter

Laissons cela ! Il paraît, mon bonhomme, que tu te conduis comme le dernier des drôles !

Pluton
Seigneur !

Jupiter
Tu as abusé de ton pouvoir en enlevant par la mort une épouse à son époux.

Pluton
Ce n’est pas vrai !

Jupiter
Ne nie pas ! Je sais tout !

Pluton
Ce n’est pas vrai !

Jupiter
Silence !… quand je parle, on se tait !

On entend des cris au dehors.


Pluton narquois

Ça n’est pas ce que j’appelle se taire, ça. 


Jupiter

Une révolte !

 

Scène 5

 

N° 14. CHOEUR DE LA RÉVOLTE

Diane, Vénus, Cupidon et le Choeur des dieux
Aux armes ! Dieux et demi-dieux !
Abattons cette tyrannie,
Ce régime est fastidieux !
Plus de nectar ! Plus d’ambroisie !

Aux armes! Aux armes! 


Jupiter
Une révolte, vraiment c’est curieux! 


Pluton à  part
Une révolte chez les dieux !
Sur mon âme, elle arrive au mieux ! 


Les Déesses et Cupidon
Plus de nectar! plus d’ambroise !
Plus de nectar, cette liqueur fait mal au coeur… oui, mal au coeur !
Assez de sucre et d’ambroise !
Plus d’ambroisie ! 


Pluton
lls ont raison ! Ces aliments sont fades !
Parlez­-moi de ceci, de ceci, camarades !

Les sbires brandissent des bouteilles de champagne


Diane, Vénus, Cupidon et le Choeur des dieux
Aux armes ! dieux et demi­-dieux !
Abattons cette tyrannie !
Ce régime est fastidieux ! etc. 


Jupiter
Silence, ou je tonne !
Alors c’est une sédition! On refuse obéissance! 


Tous
Oui ! Oui ! Oui !


Jupiter
Et la morale ?


Pluton
Il faudrait pourtant s’entendre sur ta morale !
Tu en as fait bien d’autres, toi, mon petit père !

Jupiter
Moi ? Jamais ! bon époux, bon père

Pluton
Ah oui ! Parlons-en de tes qualités domestiques !
Tu me reproches ce que j’ai fait !
Si on rappelait ce que tu as fait, toi !


Diane
Laisse donc! Moi Diane, j’en sais sur ton compte !

Vénus
Et moi, Venus !


Cupidon
Et moi, Cupidon !


Tous
Et nous donc !


Cupidon
Nous avons fait des chansons là-dessus ! 


Pluton
Tu l’entendras !

Tous
Tu l’entendras !


Junon
Ce sera ta punition !

 

Scène 6


N° 15. RONDEAU DES METAMORPHOSES 

DIANE
Pour séduire Alcmène la fière
Tu pris les traits de son mari !
Je sais bien des femmes sur terre
Pour qui ça n’eût pas réussi!
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Ne prends plus l’air patelin :
On connaît tes farces, Jupin !
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Ne prends plus l’air patelin,
On te connaît Jupin!

LE CHOEUR 
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Ne prends plus, etc.

MINERVE
Est-ce de la même enveloppe
Que tu te servis de nouveau,
Lorsque, pour enlever Europe,
Tu pris les cornes d’un taureau ?
Ah ! Ah ! Ah !
Etc., etc., etc.

LE CHOEUR 
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Ne prends plus, etc.

CYBELE
A Danaé, ton adorée,
En pluie, un jour, tu te montras ;

POMONE
Mais cette pluie était dorée :
Ça lui plut et tu l’adoras.

CYBELE ET POMONE 
Ah ! Ah ! Ah !
Etc., etc., etc.

LE CHOEUR 
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Ne prends plus, etc.

VÉNUS 
Ce cygne traqué par un aigle
que Léda sauva dans ses bras,
c’était encore vous, gros espiègle !
J’étais l’aigle, ne le niez pas !
Ah ! Ah ! Ah !
Etc., etc., etc.

LE CHOEUR 
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Ne prends plus, etc.

FLORE

Tour à tour, bête, homme ou légume,

Tout te fut bon pour t’habiller !…

CERES

Ah ! Quelle note de costume

Tu dus payer ton costumier !

FLORE ET CERES

Ah ! Ah ! Ah !
Etc., etc., etc.

LE CHOEUR 
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Ne prends plus, etc.

Pluton
Que prouvent ces métamorphoses ?
C’est que tu te trouves si laid

Que pour te faire aimer
tu n’oses te montrer tel que l’on t’a fait !
Ah! ah! ah! etc. 

LE CHOEUR 
Ah! ah! ah! ah! ah! ah!
Ne prends plus, etc. 

Junon.

Je suis à bout de forces !… Ah ! traître ! ah ! volage !… Va-t’en !… je te hais ! Nous nous séparerons !…

Elle tombe dans les bras de Pluton en poussant des cris.

Jupiter.

L’attaque de nerfs !… je ne pouvais pas l’éviter !…

Pluton.

Prenez-moi donc votre femme !

Jupiter,

Je te jure que c’est avant notre mariage !…

Junon.

Ah !…

Pluton.

Mais prenez donc votre femme !…

Jupiter.

Tout ça, c’est des cancans, de purs cancans !… Je n’ai jamais aimé que toi ! (A Pluton.) Tu n’es qu’un diffamateur, toi, tu n’es qu’une espèce de…

Pluton.

N’achevez pas !… Et prenez donc votre femme ! Elle me gêne !

Mercure
Seigneur, deux étrangers sont là, qui demandent audience!


Jupiter
Leurs noms ?


Mercure
Orphée.


Jupiter (à part) 
Orphée ! (à Pluton) Je vais te pincer, Pluton !


Mercure
Il est accompagné de quelqu’un qui se dit l’Opinion Publique. 


Jupiter
L’Opinion Publique ! Mes enfants, trêve à nos dissensions intestines ! 


Pluton
Ne les recevez pas !


Tous
Recevez-les !


Jupiter
(bas, à Pluton) Je vais les recevoir ! (haut) Je vais les recevoir ! Je suis Jupin et je dois la justice à  tous!  Ah! tu trembles, Pluton!

 

Scène 7


N° 16. FINALE

Entrent Orphée et l’Opinion Publique.

Pluton
Il approche! Il s’avance!
Le voilà, oui, c’est bien lui!
Ah! sapristi! je commence à bien m’ennuyer ici.


Les dieux
Il approche! il approche!
Le voilà, oui, c’est bien lui !
L’on va prendre ta défense, hélas, trop infortuné mari ! 


Orphée
C’est malgré moi que j’avance !
Et je suis tout ahur. Ce voyage-­là commence
à  me donner beaucoup trop d’ennui. 


Pluton, Jupiter et Mercure
Le voilà !


DIANE, CUPIDON, VENUS ET LE CHOEUR
Attendons !


PLUTON, JUPITER ET MERCURE
C’est bien lui !


DIANE, CUPIDON, VENUS ET LE CHOEUR
Observons !


ORPHÉE
La vengeance est bien près de moi!


L’OPINION PUBLIQUE
Avance ! Avance ! Obéis-moi !

DIANE, CUPIDON, VENUS ET LE CHOEUR
Regardons, écoutons, oui regardons même écoutons !
Car on va prendre ta défense, trop infortuné mari ! 


ORPHÉE
La vengeance est bien près de moi !
Dieu! qu’il m’ennuie !
Oui, il m’ennuie ce damné vieillard,
Il commence à me donner de l’ennui. 


PLUTON, JUPITER ET MERCURE
Le voilà, c’est bien lui, il approche, il s’avance ! etc. 


L’OPINION PUBLIQUE
La vengeance est bien près de toi, obéis-­moi, marche toujours !
Crains ma vengeance !
Sinon, crains la vengeance prête à fondre sur toi! 


JUPITER
Que me veux-­tu, faible mortel ?


L’OPINION PUBLIQUE
Voici le moment solennel !
Tu vas, d’une voix attendrie,
Implorer du grand Jupiter

Le droit de reprendre à l’Enfer

Ton épouse tendre et chérie! 


ORPHÉE
Vous le voulez ?


L’OPINION PUBLIQUE
Allons !

ORPHÉE
On m’a ravi mon Eurydice…

DIANE, CUPIDON, VENUS
Rien n’égale son tourment!


DIANE
Rien n’égale sa douleur!


CUPIDON, DIANE, VÉNUS ET LES DÉESSES
Rien n’égale sa douleur!


ORPHÉE
Et le ravisseur…


JUPITER
C’est ?…


ORPHÉE
C’est Pluton !


TOUS
C’est Pluton ! C’est Pluton !


JUPITER
Punissant justement le crime et l’injustice
je condamne Pluton à lui rendre Eurydice! 


ORPHÉE (à  part) 
O ciel ! O ciel ! Il me la rend !


PLUTON (à  part) 
O ciel ! O ciel ! Il me la prend !


JUPITER
Et pour faire observer ma volonté suprême,
aux Enfers aujourd’hui, Pluton, j’irai moi­-même! 


LES DIEUX
Aux Enfers!

DIANE, CUPIDON VÉNUS ET MERCURE
Jupin, emmenez­-nous avec vous, s’il vous plaît !
Emmenez-nous, Jupin, emmenez-nous avec vous. 


JUPITER
Allons, j’emmènerai l’Olympe au grand complet ! 


LES DIEUX
Vive Jupin !


JUPITER
Venez tous, venez tous !


LES DIEUX
Gloire, gloire à Jupiter,

Gloire à ce dieu clément et doux

Qui pour ce sémillant enfer,
N’a pas voulu partir sans nous !
Partons, partons ! La, la, la, la !
Partons, marchons ! Ah !
Plus de nectar, plus de ciel bleu !
Oh, nous allons donc rire un peu

Merci, mon Dieu, merci, mon Dieu !
La, la, la, la, la, partons, marchons ! 


JUPITER
Prenons nos attributs, partons, n’hésitons plus ! 

LES DIEUX
Prenons nos attributs partons, n’hésitons plus ! 


TOUS
Merci, merci !
La, la, la, la, partons, partons, etc.
Gloire, gloire à  Jupiter, etc.

Tous les dieux sortent, ravis

 


Acte III

Scène 1

No. 18 COUPLETS DES REGRETS

EURYDICE parlé

Personne encore. Pas de nouvelles.
Ah, ça, mais c’est intolérable ! Je m’ennuie épouvantablement ici !


chanté

Ah! quelle triste destinée

Me fait ici le dieu Pluton !
Me laisser seule abandonnée !
Que veut dire cet abandon ?
Lorsqu’avec lui je suis venue, de tendresse il était pétri !
Ah! mais si cela continue je vais regretter mon mari !
Ah mais oui je vais regretter mon mari!
L’amour des dieux, disait le traître,
contient d’ineffables douceurs!
Je vais te les faire connaître…
Les dieux seraient­-ils des lâcheurs ?
Où donc est l’ivresse inconnue que je devais goûter ici ?
Ah! mais si cela continue etc.


parlé

Voilà deux jours que je suis seule, n’ayant d’autre récréation que la compagnie de ce gros bêta de domestique dont on a fait mon geôlier !
Ah! Encore lui !

 

Scène 2


John Styx s’avance.

JOHN (à part) 
Elle est bien belle ! bien belle ! bien belle ! Ah ! si j’osais !

EURYDICE
C’est encore toi ! Que me veux-­tu ?


JOHN
Madame n’a pas sonné?


EURYDICE
Moi ? Non !


JOHN
Est­-ce que Madame sonnera bientôt ? 


EURYDICE
Est­-ce que je sais ? Pourquoi ?


JOHN
Parce que si Madame sonnait, je m’empresserais d’accourir.
Ah! je suis bien malheureux ! 


EURYDICE
Qu’est­-ce que cela me fait ?


JOHN
Puisque Madame paraît s’intéresser à  moi, je vais tout lui dire.
Figurez-­vous, Madame, que je suis la meilleure nature du monde. J’ai un coeur sensible et une tête faible. La femme qui m’aimerait serait bien heureuse ! 


EURYDICE
Ne m’approche pas ! (à  part)  Il est affreux !


JOHN
Madame me repousse après un tel aveu ? Ah ! c’est parce que je ne suis qu’un domestique, n’est-­ce pas ?
Mais je n’étais par mort pour porter cette livrée, Madame ! Quand j’étais sur terre, j’étais le fils d’un grand prince de Béotie !

N° 19 COUPLETS DU ROI DE BEOTIE

JOHN 
Quand j’étais roi de Béotie, j’avais des sujets, des soldats,
Mais un jour, en perdant la vie, j’ai perdu tous ces biens, hélas !
Et pourtant, point ne les envie : ce que je regrette en ce jour

C’est de ne point t’avoir choisie pour te donner tout mon amour !
Quand j’étais roi de Béotie, quand j’étais roi de Béotie !

Si j’étais roi de Béotie, tu serais reine sur ma foi,
Je ne puis plus qu’en effigie t’offrir ma puissance de roi.
La plus belle ombre, ma chérie ne peut donner que ce qu’elle a,
Accepte donc, je t’en supplie, sous l’enveloppe que voilà
Le coeur d’un roi de Béotie, le coeur d’un roi de Béotie.

EURYDICE
Insolent!


JOHN

Voyez-­vous il est une chose que je n’oublierai jamais, c’est l’image de la femme adorable dont mon maître m’a donné la garde depuis deux jours…

On entend de nouveau l’air du Roi de Béotie.

EURYDICE
Ah non, pas encore !

JOHN décroche son téléphone dont c’était la sonnerie
Chut, c’est mon maître !

Il amène du monde!  (poussant Euyridice vers la porte du cabinet dérobé) Rentrez là, Madame, rentrez là !


EURYDICE
Je ne veux pas !


JOHN
Ce sont les ordres de Monsieur. Vous me feriez flanquer à la porte! 


EURYDICE
Mon petit John Styx, je t’en supplie !

JOHN
Non, non ! Rentrez, rentrez !…


EURYDICE
Ah ! Pluton ! Tu me le paieras!

JOHN
Allons, allons ! (Il fait entrer Eurydice au moment où paraissent Pluton et Jupiter.)  Il était temps !

 

Scène 3

Jupiter et Pluton entrent en se bousculant et tâchant de se devancer l’un l’autre.


PLUTON (bas à John) 
Eurydice ?


JOHN (bas à Pluton) 
Sous clef.


JUPITER
Où est-­elle ? Où est­-elle ?


JOHN
Qui elle ?


JUPITER
Eurydice ! Par ma foudre, parle !

PLUTON
Eurydice ? Comment, tu crois encore que j ai enlevé cette petite ?


JUPITER
Parfaitement! Et je verrai bien ! j’ai saisi la justice ! Il y a eu enlèvement et tu vas être jugé par les juges des Enfers!

Paraît un huissier.

 
L’HUISSIER
La Cour !


JUPITER
Les voici !

3ème tableau – scène 4

Minos, Eaque et Rhademante font leur entrée.

N° 20 SEPTUOR DU TRIBUNAL 

MINOS, EAQUE et RHADAMANTE
Minos, Eaque et Rhadamante,
Rhadamante, Eaque et Minos,
Sous les yeux de Thémis clémente,
Nous presidons les tribunos les tribunos infernos!


MINOS
Nul n’échappe à notre colère! 


RHADAMANTE
Ceux que Minos ne punit pas,

EAQUE
Rhadamante en fait son affaire!


RHADAMANTE
Eaque est là dans tous les cas!


TOUS
Minos, Eaque et Rhadamante
Rhadamante, Eaque et Minos!
Sous les yeux de Thémis clémente.
Tous trois président/Nous présidons les tribunos, les tribunos infernos ! 


L’HUISSIER
La séance est ouverte!


MINOS (à l’Huissier) 
Faites entrer le témoin Cerbère. 


PLUTON (à part) 
Pourvu qu’il n’aille pas me trahir!


L’HUISSIER (appelant) 
Le témoin Cerbère !
Le témoin Cerbère !

Le témoin Cerbère !


Entrent les trois Cerbères.

MINOS
Témoin Cerbère, dans la soirée des Ides de Mars, 

EAQUE
le dieu Pluton revenant de la terre, 

RHADAMANTE
est­-il rentré seul ou avec une femme? 


CERBERE
grommellements indistincts, puis aveu d’ignorance

MINOS
Vous l’entendez? Il affirme que Pluton est rentré seul aux Enfers!


JUPITER
Mensonge !

Ah j’enrage ! Ce procès est truqué, les juges sont complices de l’accusé ! Le témoin sont complices de l’accusé ! C’est une parodie de justice ! Ma foudre, que je les foudroie tous ! En poudre! En poudre, tous ces gens-­là !

Crépitement et coup de de tonnerre, la lumière baisse. Pluton, John, huissiers, Cerbère, juges, tout le monde se sauve. Apparaît Cupidon.

 

Scène 5


CUPIDON riant
Ah ah ah !


JUPITER
Tiens, Cupidon!


CUPIDON
Oh! Papa ! Papa ! tu me fais de la peine !


JUPITER
Qu’est-­ce qu’il vient faire là, ce méchant galopin ? 


CUPIDON
Il vient te sauver, ce méchant galopin !


JUPITER
Me sauver ?

CUPIDON
Tu cherches une femme, non ? 

JUPITER
Quoi, mon petit chéri, tu te chargerais ?…

CUPIDON
Il faut donc que je te la rende, ton Eurydice ?


JUPITER  
Oh, oui !


CUPIDON 
Eh bien on va te la retrouver !

 

Scène 6

Apparaissent de tous les côtés les acolytes de Cupidon

N° 21. RONDE DES CUPIDONS 

CHOEUR DES CUPIDONS 
Nez au vent oeil au guet, clairvoyant et discret,
Le limier de l’amour doit veiller nuit et jour.
Aussi fin qu’un renard, très malin,
Peu bavard sachant tout découvrir et partout se blottir!
À l’amant, au mari, apportant son appui,
Il surprend tous les jours plus de cent jolis tours.
Nez au vent, etc.

N° 22. RECIT ET COUPLETS DES BAISERS 

CUPIDON
Attendez, j’ai mon moyen!


JUPITER ET LES CUPIDONS 
Voyons, voyons ton moyen!


CUPIDON
Attendez, attendez!


JUPITER ET LES CUPIDONS 
Voyons, voyons le moyen.


CUPIDON
Pour attirer du fond de sa retraite

Une souris qui cache son museau

Non loin du nez de la petite bête,
Il faut semer quelque friand morceau.
Je sais un autre stratagème

Qui doit faire de son réduit

Sortir une femme qu’on aime :

Ce stratagème, c’est un bruit ;
mais il faut que ce joli bruit

Soit bien mignon et bien gentil !
Ah! (imitant le bruit des baisers.) 
Allez­-y, la p’tit’ bête va répondre au bruit,
la p’tit’ bête va répondre au bruit! 


LES CUPIDONS  imitent les baisers 
Allez­-y la p’tit’ bête, etc.


CUPIDON
Lorsque l’on veut attirer l’alouette,
On fait briller un miroir à ses yeux
Et sans retard on voit la coquette
En voltigeant accourir à ses feux !
Une femme, c’est tout de même,

Par ses faiblesses qu’on la séduit ;
Tout ce qu’elle veut, c’est qu’on l’aime

Et c’est ainsi qu’on le lui dit,
Mais il faut que cela soit dit

D’un air bien mignon bien gentil!
Ah! etc. 


CUPIDON
Je vais te métamorphoser séance tenante. Tu connais ça. 


JUPITER
Me métamorphoser en quoi ?

CUPIDON
Je veux que tu en aies la surprise.


JUPITER
La surprise ! La surprise ! J’ai besoin d’être joli, très joli, tu sais ! 


CUPIDON
Tu seras joli très joli ! Attention au changement, Papa, attention au changement ! 


JUPITER 
En quoi va-­t-­il me mettre, le petit malheureux ?


CUPIDON
Une… deux… trois…

 

Scène 7

N° 23 PETITE RONDE DU BOURDON

LES CUPIDONS
Le beau bourdon que voilà
Est-il joli comme çà !
Bonne chance papa,
Passe, passe, passe là
Et la belle y restera.

Cupidon va chercher Eurydice et la drogue en lui faisant boire un cocktail.

 

Scène 8

N° 24 DUO DE LA MOUCHE 

EURYDICE
Il m’a semblé sur mon épaule sentir un doux frémissement!

JUPITER
Il s’agit de jouer mon rôle plus un mot!
Car dès ce moment je n’ai droit qu’au bourdonnement!
(Imitant le bourdonnement de la mouche) Zi! Zi!


EURYDICE
Ah! la belle mouche!
Le joli fredon


JUPITER
Zi! Ma chanson la touche, chantons, chantons ma chanson!

EURYDICE
La belle mouche!


JUPITER
Ma chanson la touche, chantons ma chanson!


EURYDICE
Ah, la belle mouche!
Le joli fredon!
Bel insecte à l’aile dorée,

Veux-­tu rester mon compagnon?

JUPITER (imitant la mouche) 
Zi!


EURYDICE

Ces lieux dont tu forças l’entrée, hélas, me servent de prison.

JUPITER
Zi!


EURYDICE
Ne me quitte pas, je t’en prie, reste, on prendra bien soin de toi!
Ah! je t’aimerais, mouche jolie, reste avec moi, reste avec moi!

JUPITER
Quand on veut se faire adorer il faut se laisser desirer !

EURYDICE (courant à lui) 
Je la tiens par son aile d’or!


JUPITER
Pas encor! Pas encor!


EURYDICE
Fi, la méchante, la méchante! 


JUPITER
J’ai pris des ailes, ma charmante, j’ai bien le droit de m’en servir! 


EURYDICE
Elle ne cherche qu’à me fuir !
De cette gaze légère, sans l’étouffer, je puis faire un filet à papillon. 


JUPITER
Attention ! Attention !


EURYDICE
Ah! la voilà prise! plus de résistance !  


JUPITER
La plus prise des deux n’est pas celle qu’on pense ! 


EURYDICE
Chante, chante !


JUPITER
Zi !


ENSEMBLE
Zi ! Zi !


EURYDICE
Ah! je la tiens ! Ah! c’est charmant !


JUPITER
Ah! je la tiens ! Ah! c’est charmant !


EURYDICE
Ah, je savais bien que je t’attraperais, mon joli bijou ailé !  Mais voyez donc, qu’elle est gracieuse! Quelles belles couleurs !  Et quelle taille fine !

JUPITER
Eh bien, tout cela est à  toi, si tu le veux, mortelle adorée ! 


EURYDICE
Ah, grands dieux, elle parle ! Au secours !


JUPITER
Tais-toi ! J’ai pris ce costume pour tromper les regards jaloux d’un tyran qui ne veut que te torturer.

EURYDICE
Jupiter ! Le roi des dieux !


JUPITER
Oui, c’est moi. Ah! si je t’avais connue plus tôt,  Pluton ne t’aurait pas enlevée. Je t’aurais emmenée dans l’Olympe. 


EURYDICE
Voir l’Olympe et quitter cet affreux séjour ? Oh! fuyons, emmène­-moi ! 


JUPITER
Nous n’avons qu’un moyen pour ne pas éveiller les soupçons. Il faut que je retourne à  la fête que me donne cet idiot de Pluton. Retrouvons-nous tout à l’heure.

Ils se séparent, Jupiter sort en coulisses.


Scène 9

Jupiter revient ausstôt, fuyant John Styx armé d’une tapette et vociférant « Mouche ! Mouche ! ». Passant devant le bar, Styx s’arrête, oublie la mouche, jette la tapette, et prend une bouteille, avec l’intention de boire. Pluton arrive.

PLUTON
Où est elle ? Où est cette mouche ? Et Eurydice, où est Eurydice ?

JOHN STYX

Mais euh.. je ne sais pas… je…

PLUTON
Ah l’incapable. Si je ne fais tout moi-même ici… Eh bien prépare donc les lieux, le monde arrive. Et moi, je me charge de retrouver et la Belle et la Bête ! (il sort)


JOHN STYX (commençant à préparer les lieux pour l’arrivée des hôtes)
Si j’étais roi de Béotie, tu serais reine sur ma foi!
Je ne puis plus qu’en effigie t’offrir ma puissance de roi!
La plus belle ombre ma chérie ne peut donner que ce qu’elle a,
accepte donc, je t’en supplie, sous l’enveloppe que voilà 

le coeur d’un roi de Béotie, le coeur d’un roi de Béotie! 

 


Acte IV

Acte IV

Scène 1

N° 26 ENTR’ACTE ET CHOEUR INFERNAL 

Arrivée de tous les dieux de l’Olympe.


LE CHOEUR
Vive le vin ! Vive Pluton !
Et nargue du qu’en-dira­-t-­on !
La divine cohorte que ce vieux vin transporte chante le Dieu
qui porte la couronne de fer !
Sa demeure chérie sera notre patrie,
si l’on comprend la vie, amis, c’est en enfer !
Vive le vin, etc.

Scène 2


CUPIDON
Allons, ma belle bacchante,

Mortelle émule de Vénus

Chante-­nous, de ta voix charmante

Chante-­nous ton hymne à Bacchus! 


LE CHOEUR
Chante, belle bacchante
Chante-­nous ton hymne à Bacchus!

N° 27 HYMNE A BACCHUS 

EURYDICE
J’ai vu le Dieu Bacchus sur sa roche fertile,

Donnant à ses sujets ses joyeuses leçons,

Le Faune au Pied de chèvre et la Nymphe docile

Répétaient ses chansons, répétaient ses chansons! 


DIANE, CUPIDON et les Déesses
Répétaient ses chansons !
Evoé ! Evoé ! Bacchus m’inspire !
Evoé ! je sens en moi, évoé,
Son saint délire, évoé, Bacchus est roi ! 


EURYDICE
Laissez, leur disait-­il, les tristesses moroses,
Laissez les noirs soucis aux profanes humains,

Et vous, couronnez-­vous de pampres et de roses

Qui tombent de mes mains, qui tombent de mes mains! 


CUPIDON, DIANE et les Déesses
Qui tombent de mes mains!
Evoé ! etc.

Scène 3

PLUTON
Et voilà mon corps de ballet!


N° 28. MENUET ET GALOP INFERNAL 

JUPITER
Maintenant, je veux, moi

Qui suis mince et fluet,
Comme au temps du grand roi

Danser un menuet. 


DIANE
Ah!

TOUS
Ah! La la la la la!
Le menuet n’est vraiment si charmant que lorsque Jupin le danse.
Comme il tend d’un air coquet le jarret : comme il s’élance en cadence.
Le menuet, etc.
Terpsichore dans ses pas n’a pas plus d’appas.
Le menuet, etc. 

JUPITER (à  part) 
Ce sot de Pluton n’a pas reconnu Eurydice : après la danse, nous lèverons le pied !

PLUTON (à  part) 
Cet idiot de Jupiter croit que je n’ai pas reconnu la bacchante… Mais j’ai l’oeil sur eux!

Scène 4


TOUS
Ce bal est original d’un galop infernal donnons tous le signal !
Vive le galop infernal ! donnons le signal d’un galop infernal !
Amis, vive le bal !
La la la la la ! 

Scène 5


EURYDICE (à part, à Jupiter) 
Et maintenant, fuyons, Jupiter…


JUPITER (à part, à Eurydice) 
Oui, profitons de ce qui nous reste de souffle, fuyons !

PLUTON (se dressant devant eux) 
Où donc ?


EURYDICE
Aïe !


JUPITER
Que veut cet audacieux ?


PLUTON
Ah, plus de dignité, n’est­-ce pas ? Crois-­tu que j’ignore rien de ce qui se passe ici depuis deux heures ? Crois­-tu que sous ce costume de bacchante je n’ai pas reconnu la femme ?…

JUPITER
… Que tu n’avais pas enlevée, disais­-tu ?


PLUTON
Eh bien, oui, je l’avais enlevée ! Mais je m’en repens bien.


EURYDICE
Que dit-il ?


PLUTON
Je dis que tu t’es conduite avec moi comme avec ton mari ! Que tu m’as flanqué mon envers à  l’Enfer – mon Enfer à l’envers, et que…


JUPITER (riant) 
Il sait tout !


PLUTON
Riez, allez ! Rira bien qui rira le dernier ! La farce est bonne, mais vous ne l’emporterez pas ensemble en Paradis. 


JUPITER
Et qui donc m’empêcherait, si je voulais ?

PLUTON
Qui ! Mais toi­-même !


JUPITER
Que veut-­il dire ?


PLUTON
Et le mari qui va venir, le petit mari.


EURYDICE
Mon mari ! Je l’avais completement oublié ! 


JUPITER
Moi aussi !


PLUTON
Ah, je vais être vengé ! Ce n’est pas à moi que tu rendras Eurydice, c’est à lui !

JUPITER
M… Miserere ! Qu’ai­-je promis ?

On entend au loin un chant de violon. 

N° 29. MELODRAME 


PLUTON
La position se tend.


JUPITER
Elle est tendue.


PLUTON
Je vais élever le dialogue avec la situation. Je ne parle plus qu’en vers. Méfiez­-vous.
Femme, reconnais­-tu ce chant de violon? 


EURYDICE
Ce chant qu’il trouve large et que je trouve long
C’est celui de l’époux que j’ai…

PLUTON
Tu l’as dit, femme,

C’est ton époux qui vient pour racheter ton âme.
Ton époux te réclame, on te rend à  la terre :
c’est un joli cadeau que nous allons lui faire.


EURYDICE (suppliante) 
Jupin !


JUPITER
Rassure­-toi, pauvre ange, j’ai mon plan.
Et tu n’es pas encore au bras de ton tyran.

Scène 6

Apparaissent l’Opinion Publique et Orphée.


ORPHÉE
Oui, tu m’as convaincu, malgré ses injustices

C’est ma femme, et je veux ignorer ses caprices.

Puissant roi des âmes…

JUPITER
Assez, grâce du boniment.
Je connais ta demande, allons-­y donc gaiement.
Fidèle à ma promesse, à tes désirs propices,
D’accord avec Pluton, je te rends Eurydice.
Va!


ORPHÉE (avec philosophie) 
Jupiter me comble et Pluton est trop bon.


JUPITER
Mais j’y mets, cependant, une condition,
Condition expresse autant qu’inexplicable…
Que tu n’as pas besoin de comprendre, que diable!
Vers le Styx, gravement, tu vas t’acheminer

En précédant ta femme et sans te retourner

Si trop pressé de voir ton aimable Eurydice
Tu désobéissais à ce petit caprice,
Elle t’échapperait pour toujours, cette fois… 


PLUTON (furieux) 
Mais ce n’est pas du jeu!

JUPITER
L’on élève la voix?!
Allons, derrière toi va marcher Eurydice;
Ne te retourne pas! J’ai dit ! Qu’on obéisse

Scène 7

N° 30. FINALE


L’OPINION PUBLIQUE
Ne regarde pas en arrière.
A quinze pas fixe les yeux.
Ami, pense à la terre,

Elle nous attend tous les deux. 


TOUS
Pour un époux, quel embarras !
Il se retournera, se retournera pas ?


JUPITER
Sur sa curiosité, aurais­-je donc en vain compté ? 


L’OPINION PUBLIQUE
Nous triomphons ! Ah, quelle joie !


JUPITER
Il ne se tourne pas ! Tant pis, je le foudroie !

Noir, jaillissement d’étincelles. Orphée se retourne brusquement comme si le coup l’avait atteint. Eurydice recule, guidée par les sbires, pour revenir dans les griffes de Pluton.

LES DIEUX
Ah!


L’OPINION PUBLIQUE
Malheureux, que viens-tu de faire?


ORPHÉE
Un mouvement involontaire !


PLUTON
Tu l’as perdue, et pour jamais !
Elle me reste donc.


JUPITER
Pas plus qu’à moi !


PLUTON
Comment ?


JUPITER
Non, car j’en fais une bacchante.


TOUS
Une bacchante !


EURYDICE à Bacchus qui vient d’arriver
Ah ! Ah ! Bacchus. mon âme légère qui n’a pu se faire
au bonheur sur terre, aspire à toi, divin Bacchus !
Recois la prêtresse, dont la voix sans
cesse veut chanter l’ivresse à tes élus ! 


TOUS (sur l’air du galop infernal)
La la la la la!

FIN

La musique de Madame Favart

“Le titre de mon opéra-comique suffit à en déterminer les véritables proportions. Justine Favart, en effet, c’était l’incarnation de la chanson française. Un tel sujet ne pouvait qu’inspirer une comédie à ariettes, agrandie, développée.1

Avec Madame Favart (1878), Jacques Offenbach désire restaurer le genre de l’opéra-comique, qu’il a lui-même beaucoup pratiqué à son arrivée à Paris, en tant que violoncelliste dans la fosse de l’Opéra-Comique. Pour joindre le fond à la forme, il s’empare de l’histoire des Favart, pionniers du genre dans le Paris du XVIIIe siècle, et propose avec ses librettistes une comédie mêlée d’ariettes2 et de vaudevilles3.

La restauration du genre de l’opéra-comique

Si les personnages de Madame Favart sont moins bouffons que ceux d’autres de ses pièces, Offenbach écrit une musique fidèle à son esprit vif et délicat. La multiplication des couplets et des chansons rappelle les origines de l’opéra-comique, qui puise ses racines dans le théâtre de foire parisien. Au XVIIIe siècle, la véritable Justine Favart se produisait aux Foires Saint-Germain et Saint-Laurent.

Tout comme le goût italien du XVIIIe a agrémenté l’opéra-comique d’ariettes raffinées, de nombreux numéros de la partition sont composés de plusieurs volets contrastants : couplets, chœurs, ensembles – qui font souvent avancer l’action. Ceux-ci sont articulés par de jolis récitatifs4. Cette technique de numéro complexe, autrefois réservée aux finals d’acte, est employée dans près de la moitié des passages musicaux.

Par rapport à ses précédentes compositions, les parties musicales sont significativement plus courtes, avec des changements de tempo très fréquents. Le compositeur, amoureux du théâtre, est toujours prêt à bondir férocement sur la moindre mollesse d’écriture.

Une inventivité musicale au service de la comédie

Selon le rythme qu’il veut donner à l’action, le compositeur emploie tour à tour couplets, ensembles, mélodrames, récitatifs, chœurs et chansons. La première intervention de Madame Favart, composée de plusieurs volets, en constitue un bel exemple. Après un tonique chœur introductif, l’orchestre imite le son de la vielle à roue. Le bourdon est confié aux violoncelles, aux cors et au basson, alors que la main gauche de la vielle est jouée par le hautbois. Le malicieux Offenbach fait tenir à ce dernier une note étrangère à l’harmonie, ce qui est commun dans ce folklore. La texture instrumentale ainsi créée sert de fond sonore pour le mélodrame annonçant l’arrivée de Madame Favart. La jeune comédienne entre en scène déguisée en vielleuse, et chante des chansons à une assemblée de voyageurs, comme un théâtre dans le théâtre. On peut entendre une courte parodie archaïsante d’opéra seria, puis deux chansons populaires : “Fanchon” (“elle aime à rire, elle aime à boire”) et la gigue “dans les gardes françaises”5. Pour finir, elle reprend sa mélodie de vielleuse, alors que les chœurs continuent de chanter la gigue. Cette juxtaposition offre un savant mélange de rythmes binaires et ternaires, tout en caractérisant le personnage : voilà une actrice capable d’entraîner les voyageurs dans ses chansons.

“Après la guerre, le militaire aime à s’offrir quelque plaisir”

Que serait une pièce d’Offenbach sans ses entraînants rythmes militaires ? Comme Molière avant lui avait tourné les médecins en dérision, Offenbach s’est employé à ridiculiser l’inattaquable armée. Après la défaite de Sedan, ces plaisanteries ne sont toutefois plus au goût du jour. À titre d’exemple, les représentations de son opéra bouffe La Grande-duchesse de Gérolstein (1867) reprennent timidement après 8 ans d’interdiction. Dans Madame Favart, Offenbach joue finement en conservant les rythmes électrisants qui ont fait son succès, avec des paroles moins moqueuses pour la “grande muette”.

Du point de vue de l’orchestration, on peut souligner le véritable culte que le compositeur voue au fifre6. Les notes pétillantes du piccolo traversent toute la partition, parfois à la mélodie mais aussi en égrenant de profuses guirlandes de notes. La musique du camp est aussi caractérisée par les incontournables tambours et trompettes.

“Des serments pleins de tendresse…”

Offenbach, qui se sait très “accessible du côté du cœur7, écrit des pages pleines de tendresse, empreintes de grâce et d’insouciance. Il privilégie pour cela le rythme de la valse, qui évoque les battements du cœur. Aux couplets de Suzanne (n°2) répondent les Romances d’Hector (n°9) et de Favart (n°17), trois valses.

Extrait des couplets de Suzanne (n°2). Les battements de cœur sont confiés aux violons, altos, hautbois et clarinettes.

 

Les folklores de Madame Favart

Jean-Honoré Fragonard, La joueuse de vielle, huile sur toile. Non datée, probablement peinte dans les années 1770

Offenbach profite d’avoir un personnage adepte du déguisement pour sacrifier à son goût du folklore. L’évocation de Fanchon la vielleuse, qui prête ses traits à Justine Favart dans le premier acte, permet de faire entendre de la musique pour vielle à roue. Le compositeur tisse aussi sa partition de danses et de chants traditionnels : les polkas sont nombreuses, ainsi que les gigues, qui apparaissent ici souvent teintées du rythme de sicilienne. Le goût du déguisement est à son comble avec la tyrolienne du 3e acte. Plus vraie que nature, elle est construite sur un rythme de ländler8 et comporte ces grands intervalles resserrés si caractéristiques du Tyrol.

Extrait de la tyrolienne (n°18). Madame Favart et Hector chantent tous les deux un saut d’octave en triples croches.

Le chœur mis à l’honneur

Présent dans plus de la moitié des numéros, le chœur est le plus souvent utilisé allegro. Ses parties, très rythmées, donnent du nerf à la partition et participent à l’effervescence chère à Offenbach, surtout dans les finals survoltés.

Le chœur donne à plusieurs reprises un éclat initial aux ariettes, ou bien se fait commentateur de l’action, à l’instar des chœurs antiques. Incarnant successivement voyageurs, invités et servantes, officiers et soldats, marmitons, tapissiers, petits fifres et trompettes, garçons d’auberge et cantinières, mais aussi des personnages de La Chercheuse d’esprit9, les choristes changent souvent de rôles, et de costumes !

Notes

1 Jacques Offenbach, “Lettre au directeur du Grand-Théâtre de Marseille”, parue dans Le Figaro du 29 janvier 1879.

2 Interludes musicaux de style vif et léger qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, alternaient avec le texte d’une comédie.

3 Chansons comprenant couplets et refrains rimés sur des airs populaires, qui servaient de prétexte à la satire d’individus ou d’événements du jour.

4 Le récitatif est une technique de composition vocale qui suit les inflexions naturelles de la phrase parlée. Il est employé pour favoriser la relation d’un événement, faire avancer l’action et assurer la liaison entre les différents volets d’un numéro.

5 Ces deux chansons ont été composées au XVIIIe siècle par des abbés et ont vite été intégrées au répertoire militaire.

6 Il lui a même consacré une opérette en 1868, Le fifre enchanté.

7 Offenbach à Ludovic Halévy, lettre du 24 juillet 1869.

8 Le ländler est une danse folklorique à trois temps, d’un tempo généralement rapide lorsqu’elle est pratiquée en Suisse et au Tyrol. Avant l’essor de la valse au XIXe, c’était la danse la plus commune en Autriche, au sud de l’Allemagne et en Suisse alémanique.

9 La Chercheuse d’esprit est un opéra-comique en un acte de Charles-Simon Favart.

Rédaction de l'article

La petite histoire de Madame Favart d’Offenbach

Un succès à son époque et à présent une œuvre oubliée d’Offenbach, comment justifier une telle destinée pour Madame Favart ?

Un succès au XIXe siècle 

Avec Madame Favart, Offenbach (1819-1880) compose sa 99ème œuvre pour chœur et orchestre, soit l’une de ses dernières créations. Elle est représentée pour la première fois le 28 décembre 1878 aux Folies Dramatiques. Salle comble, le spectacle sera rejoué plus de 200 fois d’affilée… un succès !

Cette pièce permet à son auteur de renouer avec la réussite, après la faillite du Théâtre de la Gaîté, dont il a été le directeur jusqu’en 1875.

Offenbach a commencé sa carrière en tant que violoncelliste à l’Opéra-Comique, dont il assurait occasionnellement la direction musicale. De cette expérience, il a acquis l’habitude d’intégrer des airs populaires dans la plupart de ses compositions musicales. Madame Favart n’y fait pas exception, avec la reprise de refrains de garnison ou d’une marche de fanfare promise à un bel avenir : « Fanchon ». Cet air du genre comique troupier recevra ses titres de gloire après le décès d’Offenbach, lors de la victoire de la guerre de 1914-1918. Mais la pièce, elle, ne sera que peu rejouée.  

Un couple réel et romanesque : Justine et Charles Favart

Un couple en fuite

L’intrigue met en scène un couple célèbre ayant vécu au XVIIIème siècle : Charles et Justine Favart. Charles est un directeur de théâtre et dramaturge. Il devient célèbre grâce à La Chercheuse d’esprit en 1741, et, suite à son triomphe, il est nommé à la direction de l’Opéra-Comique où il produira ses pièces. Il y rencontre Mlle de Chantilly qui deviendra sa femme en 1745. De 1746 à 1750, il est appelé à diriger une troupe ambulante de comédiens qui suit les armées du maréchal de Saxe afin de soutenir le moral des troupes. C’est à ce moment que les faits historiques évoquent un récit romanesque : Mme Favart devient la maîtresse du maréchal, puis finit par repousser ses assiduités. Le maréchal se venge alors sur le mari, qui doit fuir pour échapper à la menace de la Bastille. Elle-même est enfermée dans plusieurs couvents, avant de céder au maréchal. Elle est alors amenée au château de Chambord. 

Une actrice révolutionnaire

à la mort du maréchal, les époux sont réunis, et c’est au tour de Mme Favart de briller. En effet, elle va jouer au Théâtre-Italien Bastien Bastienne en 1753. Elle apparaît sur scène costumée en bergère. C’est la première fois qu’une actrice enfile une tenue particulière pour jouer un rôle. Elle sera suivie dans sa démarche par La Clairon, dans le registre tragique. Cette révolution du costume a donné le théâtre et l’opéra tel qu’on les connaît à présent.  

Une œuvre comique

Une intrigue de comédie

L’opérette, moins sérieuse que l’opéra, tient davantage de la comédie. Et en effet, à plusieurs égards, l’intrigue de Madame Favart évoque des pièces de vaudeville ou des comédies de Marivaux. En effet, dès l’acte I, le sujet principal semble être le mariage de Suzanne et Hector sans cesse dérangé par des barbons, que ce soit le père de Suzanne, le major, ou bien le marquis de Pontsablé. Pour obtenir ce mariage et triompher des difficultés, les protagonistes vont jouer de divers déguisements, multipliant les occasions de quiproquos.

Une satire sociale

Un autre ressort comique de la pièce est la satire des soldats, présentés comme des soulards à l’acte I. Le sergent Larose et le marquis de Pontsablé sont tous deux des figures de généraux peu reluisantes, trop enclins au libertinage. La satire touche même le maréchal de Saxe, vainqueur de Fontenoy. Bien qu’il ne soit pas présent dans la pièce, les quelques allusions qui le visent le dénigrent sans retenue : il devient pour le public un « gros » homme cloué au lit par la goutte, et perd ainsi tout panache militaire. Cette satire virulente contre l’armée s’explique par l’atmosphère de rédaction de la pièce, après la défaite contre les Prussiens en 1871.

 Un éloge du rôle de comédien

Toute la pièce, qui porte le nom d’une célèbre actrice, peut être comprise comme une célébration du métier de comédienne : les différents rôles que prend le personnage (Toinon, la douairière, un tyrolien) met en valeur le travail d’acteur qui consiste à se faire passer pour un autre. Le personnage de madame Favart peut être rapproché de celui de Figaro, qui par son esprit inventif parvient à retourner la situation à son avantage, notamment dans Le Mariage de Figaro de Beaumarchais. Le spectateur, qui suit les différents rôles endossés par madame Favart, est mis dans la connivence et peut admirer son talent. D’ailleurs, elle éclipse largement les  autres personnages, que ce soit par son temps sur scène ou par le nombre de ses interventions musicales.

Madame Favart, féministe ?

En 1878, les premiers mouvements féministes émergent à peine. Mais le personnage de Madame Favart pourrait très bien prétendre au rôle. Intelligente et débrouillarde, elle n’a besoin de personne pour se sortir d’embarras, et c’est heureux, car ce n’est certainement pas sur les hommes de la pièce qu’il faut compter.

Talentueuse actrice, ingénieuse planificatrice, capable de manipuler comme de faire confiance, elle nous offre une personnalité affirmée et juste qui contraste avec le ridicule de ceux qui lui donnent la réplique. D’elle seule proviennent les idées et les solutions à chaque nouvelle situation. Elle agit là où les autres subissent.

Avant-gardiste des mouvements féministes, elle tient tête aux hommes de pouvoir qui veulent la rabaisser, la cantonner au rôle d’objet de désir et la forcer à entretenir leurs fantasmes. Au lieu de s’y plier, elle utilise leurs penchants pour se donner l’avantage. Et si elle n’hésite pas à user de tous les atouts qu’elle possède, elle ne le fait jamais sans raison.

Ainsi, Madame Favart nous plonge en pleine  France du XVIIIème siècle,  dans la vie aux accents romanesques d’un couple de  figures importantes des salons de l’époque. Et tout cela, pour nous faire admirer l’audace et la ruse des personnages, certes… mais avant tout pour nous amuser !

 

Sources : 

  • Opéra comique, “5 choses à savoir sur madame Favart d’Offenbach”. 5 choses à savoir sur Madame Favart d’Offenbach | Opéra Comique (opera-comique.com)
  • David Charlton, “Marie-Justine Favart, née Duronceray: some new biographical details”, Eighteenth-Century Music 13/1, 95–103, Cambridge University Press, 2016, doi:10.1017/S1478570615000445
  • Flora Mele, « Justine Favart autrice et interprète: rôle d’une artiste polyvalente en «société» », Études de lettres [En ligne], 317 | 2022, mis en ligne le 15 mai 2023, consulté le 15 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/edl/3784 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edl.3784
  • Maurice Dumoulin, Favart et Madame Favart: un ménage d’artistes au XVIIIe siècle, Louis-Michaud, 1900. 

 

Rédaction de l'article

Quelle importance a le costume au théâtre ?

Ah ! le plaisir de se déguiser ! de se travestir ! d’être pour quelques instants, grâce à un foulard ou un chapeau, quelqu’un d’autre, et jouer la comédie ! Dans nos jeux d’enfants, le déguisement est le moyen privilégié pour devenir quelqu’un d’autre. Et pourtant, au théâtre où tout le métier du comédien consiste à changer de personnalité, on ne se costume pas depuis si longtemps. 

Si vous avez déjà eu la chance de visiter le palais Garnier ou le Centre national du costume et de la scène, vous avez pu voir des tenues portées par des étoiles ou des comédiens célèbres. De près, vous avez pu apercevoir nombre de détails brodés, de perles, de dorures mais aussi de nombreuses traces d’usure, de reprises, de coutures apparentes : splendeur et misère des costumes de scène. Ces détails disent bien l’importance que le costume a gagné au fil des siècles. Richement travaillé, il est devenu un élément important de la représentation scénique.

Quelle est donc la place du costume dans la mise en scène ?

Le costume, cette « seconde peau » du comédien

Le costume de scène désigne le vêtement porté sur scène par les comédiens. Il permet d’abord au spectateur d’identifier rapidement les personnages, y compris depuis le fond de la salle de théâtre : des couleurs, une silhouette sont associées à un individu. Les costumes sont d’ailleurs souvent exagérés afin d’être vus de loin : traînes, coiffes, maquillage exagéré. Les couleurs, notamment, sont un élément visuel souvent utilisé pour définir des familles de personnages ou en démarquer certains. Ainsi, dans la mise en scène de Roméo et Juliette de Thomas Jolly (Bastille, 2023), Juliette est toujours vêtue de blanc : on la distingue d’un coup d’oeil parmi les autres dames. 

Dans la mise en scène des Brigands joué par Oya Kephale (Théâtre Armande Béjart, 2023), le rouge est une couleur réservée aux Espagnols, qui se distingue comme un groupe particulier.  

Etablir un “costume”

Au-delà de  son rôle d’identification, le costume attribue une histoire au personnage. Pour dire « choisir le caractère d’un personnage», le XVIIIe siècle parle d’ailleurs « d’établir le costume » d’un rôle. Cela montre combien le costume et le caractère sont liés. Le vêtement du personnage révèle des informations sur les évènements qui ont précédé son entrée en scène, son époque, ou son statut social : les personnages de Madame Favart sont des personnes réelles du XVIIIe siècle ; la mise en scène peut choisir ou non  de conserver des costumes XVIIIe, comme l’a fait Oya Kephale (Théâtre Armande Béjart, 2024), afin de souligner l’ancrage des personnages dans cette époque. Ce choix permet aussi aux spectateurs de se projeter dans un certain type de relations, de niveau de langage, de vocabulaire etc. Un costume brillant, brodé, riche de dentelles,  trahira un statut social élevé, quand au contraire des couleurs sobres, des tissus mats indiqueront  une personne issue d’une classe modeste. Ainsi, le costume donne un contexte au personnage et participe à la construction du rôle. C’est d’autant plus clair dans le cas de la comédie, avec ses personnages stéréotypés ( matador, jeune premier, barbon, ingénue…), souvent issu de la commedia dell’arte, dont le costume signale le caractère aux spectateurs. 

Il peut également révéler une évolution du caractère du personnage au cours de la pièce : un enrichissement ou encore un changement de tempérament. C’est ce que la mise en scène de Podalydès suggère avec le personnage de Roxane dans Cyrano de Bergerac (Comédie Française, 2018). En effet, de précieuse en robe blanche, elle devient à l’acte IV l’équivalent de Cyrano en bravoure et elle porte une tenue d’aviateur de la même couleur que le costume de son cousin : orange. Le costume peut donc alors être perçu comme une forme de langage non-verbal, qui transmet un message visuel  aux spectateurs.

Extraits de la bande annonce de la Comédie Française (0:55-0:56), acte I et acte IV. 

D’ailleurs, si le costume permet d’exprimer le caractère du personnage, il permet aussi au comédien de s’approprier cette personnalité. Enfiler le costume de son personnage change le jeu de l’acteur : il se tient différemment, il parle différemment, il habite davantage son rôle.

La révolution du costume au XVIIIème siècle

Paradoxalement, le costume  n’apparaît que tardivement dans la tradition théâtrale, malgré l’importance qu’il revêt pour la profondeur des personnages. En effet, si le théâtre antique utilisait des masques afin d’exprimer les émotions, ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le costume de scène naît à proprement parler. Jusqu’alors, on parlait encore d’”habit de comédie” pour désigner les tenues que portaient les comédiens, et il s’agissait de tenues leur appartenant, souvent offertes par des mécènes pour les jeunes actrices, et donc par conséquent richement ornées. Dans le cadre de la comédie, certaines tenues étaient achetées en friperie pour marquer une différence sociale sur scène. Mais l’envie de s’afficher étant plus forte que celle d’apporter du réalisme à son rôle, une servante de comédie pouvait, si elle avait un grand mécène, être mieux habillée que sa maîtresse ; le résultat n’était donc pas toujours visuellement convaincant.

Au XVIIIème siècle, deux actrices vont lancer une révolution dans les costumes de scène : Mme Favart apparaît en 1753 au Théâtre-Italien en bergère pour jouer le rôle de Bastienne. Son audace sera louée par son mari, Charles Favart : « j’ose dire que ma femme a été la première en France qui ait eu le courage de se mettre comme on le doit être lorsque l’on vit avec des sabots dans Bastien Bastienne » Sur la scène tragique, c’est La Clairon qui poursuivra cette tendance et elle justifiera ce changement dans ses Réflexions sur l’art dramatique en 1799 par un retour à une forme de réalisme. Elle sera soutenue dans ces déclarations par Diderot, grand ponte du réalisme sur scène, qui s’insurge contre ces « poupées poudrées frisées, pomponnées » qui prétendent jouer la mort d’un mari, d’un fils, la guerre, en conservant leur paniers et leur corset.

 

Madame Favart en costume de Ninette, Maurice Dumoulin, Favart et Madame Favart: un ménage d’artistes au XVIIIe siècle, Louis-Michaud, 1900.

A partir de cette époque, les comédiens vont s’inspirer des tableaux de peintres pour choisir un costume qui correspondra à leur personnage. Les peintres d’abord, puis les couturiers vont proposer des dessins de costumes destinés aux spectacles. Cela donnera naissance au métier de  costumier.

Permettre le spectaculaire, créer l’illusion

Lors d’une représentation, l’espace scénique devient un monde à part. Celui-ci peut être fictionnel ou ancré dans une réalité historique. Le costume permet alors de faire le lien entre le corps physique de l’acteur et le corps symbolique du personnage représenté. Il n’est pas là simplement pour faire joli, il possède un rôle dans l’illusion dramatique. Barthes résume cela ainsi : « le costume n’a pas pour charge de séduire l’œil mais de le convaincre ».

Le costume peut alors être considéré comme un élément de décor qui participe à la création d’une ambiance, d’un monde fictionnel. C’est le rôle qui peut être donné aux costumes dans l’opéra Médée mis en scène par David McVicar (Garnier, 2024). En effet, ils  reprennent les uniformes des différents corps d’armée (marine, terre, air). Ils participent ainsi à replacer l’histoire de Médée dans son contexte de guerre.

Le costume peut également, comme le souligne Susan Hilferty, costumière de Wicked (une production de Broadway, 2003), mettre en scène l’émerveillement. Pour représenter une fée, par exemple, être fictif, il suffira de  quelques paillettes et de tissus vaporeux tels que l’organza ou la mousseline, qui marquent son lien avec l’air. La costumière joue également sur les couches de tissu pour donner du volume. Le costume participe ainsi à la venue au monde d’une créature imaginaire.

Photo de Joan Marcus, The National touring Company of WICKED, The Hobby Center, for the performing arts.
Wicked, presented by Memorial Hermann Broadway at the Hobby Center

Le défi des costumiers

Mais la mise au jour de personnages et des mondes fictifs dans lesquels ils évoluent ne doit pas prendre le pas sur les contraintes réelles des artistes et acteurs qui endossent ces costumes. Les costumes participent à la création de cet univers, mais il s’agit uniquement d’une illusion de réalité.

L’importance de la visibilité

En effet, le costume est fait pour être vu sous la lumière des projecteurs depuis les fauteuils de la salle de spectacle. Le costumier doit donc prendre en compte les jeux de lumières et les modifications que cela peut entraîner. Par exemple, David McVitar utilise la lumière et ses réverbérations dans sa mise en scène (Médée, Garnier, 2024) pour faire briller de mille feux la robe de soleil, toute pailletée, portée par Créuse. Par ailleurs, les accessoires, notamment les chapeaux, doivent être pensés pour ne pas masquer le visage de l’acteur, surtout quand ils sont volumineux comme c’est le cas sur le plateau de Wicked (Broadway, 2003).

Contraintes scéniques et corporelles

D’autres contraintes, liées à la mise en scène ou aux besoins des comédiens, entrent en jeu dans la fabrication de costumes de scène. Chaque rôle requiert une attention particulière : cela peut aller de l’accessoire indispensable à la prise en compte dans le dessin du patron de contraintes scéniques. Dans Wicked, la costumière Susan Hilferty devait inclure des harnais dans les corsets de certains de ses acteurs afin de pouvoir les faire voler. Pour la production Madame Favart de Oya Kephale, il a fallu modifier des patrons afin d’y  ajouter des poches nécessaires pour contenir certains accessoires.

Parfois danseurs ou chanteurs, les comédiens ont des besoins liés à leur pratique scénique. Bien sûr, tous les costumes sont confectionnés sur mesure ou, dans le cas d’une réutilisation, repris par des couturiers pour aller comme un gant à l’acteur qui les portera. Dès leur création, on leur prévoit  un grand ourlet afin de pouvoir  les agrandir ou les raccourcir selon l’acteur qui les portera. Ils peuvent aussi être renforcés à certains endroits, ce qui prolonge leur durée de vie ; et les plus précieux sont conservés dans des conditions particulières, notamment au CNCS qui possède de nombreux costumes historiques, marqués à l’intérieur du col d’un ou plusieurs noms, ici d’un comédien réputé, là d’une chanteuse célèbre…

Les costumiers doivent aussi prendre en compte les besoins des interprètes afin de ne pas les gêner. La respiration, par exemple, est très importante pour le chant lyrique ; les cantatrices ne portent pas de corset ni de cols montants qui pourraient les gêner. Les costumes sont donc modifiés pour prendre en compte ces critères, jusqu’à retirer des baleines du corset ou surtailler un patron.

Conclusion

Il participe à la mise scène, il aide le comédien à jouer, il porte un personnage … Le costume de scène mérite bien l’importance qu’on lui donne dans les représentations scéniques, mais pour être réussi, il doit prendre compte de nombreuses contraintes, que sont chargées de résoudre les petites mains des couturiers.

 

SOURCES :

Monographies: 

  • Barthes Roland, “Les Maladies du costume de théâtre”, in Essais critiques, Paris, Seuil, 1964.
  • Diderot Denis, “De la poésie dramatique”, in Œuvres de théâtre de M. Diderot, Amsterdam, 1770.
  • Dumoulin, Maurice, Favart et Madame Favart: un ménage d’artistes au XVIIIe siècle, Louis-Michaud, 1900.

Articles : 

  • Huchard, Colette, “Le costume : évolution et transformation d’un langage», Études théâtrales, vol. 49, no. 3, 2010, pp. 161-163.
  • Naugrette, Catherine, “Entre Corps  et décor: les maladies du costume de théâtre, relire Barthes aujourd’hui”, Etudes théâtrales, 2017/1 (N°66), pp 169 -175, DOI 10.3917/etth.066.0169
  • Perilli, Fabio. “Le costume de scène pour la définition du personnage tragique. La ‘Réforme’ du dix-huitième siècle”. Modenesi, Marco, et al.. « La grâce de montrer son âme dans le vêtement » Scrivere di tessuti, abiti, accessori. Studi in onore di Liana Nissim : (Tomo I) – Dal Quattrocento al Settecento. Milano : Ledizioni, 2015. (pp. 321-332) Web. <http://books.openedition.org/ledizioni/6067>.
  • Château de Versailles, fiches thématiques “le costume de scène”, constulté le 26 avril 2024 fiche_thematique_-_le_costume_2_.pdf (chateauversailles.fr)

Reportages vidéo: 

Interview: 

  • Interview Marie Leclerc, costumière pour Oya Kephale, année 2023 et 2024, le 16 avril 2024, propos recueillis par Blandine Jenner. 

Rédaction de l'article

Le livret de Madame Favart

Livret de Alfred Duru et Henri Chivot
Adaptation d’Emmanuel Ménard

Musique de Jacques Offenbach

 

PERSONNAGES

  • FAVART
  • LE MARQUIS DE PONTSABLÉ
  • HECTOR DE BOISPREAU
  • LE MAJOR COTIGNAC
  • BISCOTIN, aubergiste
  • LE SERGENT LAROSE
  • MADAME FAVART
  • SUZANNE
  • JOLICŒUR
  • SANS-QUARTIER
  • LARISSOLE
  • BABET, servante
  • JEANNETON, id

Voyageurs, Invités, Officiers et Soldats, Fifres et Cantinières, Marmitons, Tapissiers, Garçons d’auberge, Les Personnages de La Chercheuse d’esprit

Le premier acte à Arras. Le deuxième acte à Douai. Le troisième au camp du maréchal de Saxe.

 

Acte Premier

Scène PREMIÈRE

BISCOTIN, BABET, JEANNETON, Voyageurs.

Au lever du rideau, les voyageurs arrivent par le fond, et sont reçus par les servantes et Biscotin.

N° 1 – CHŒUR DES VOYAGEURS.

Enfin le coche est arrivé,

Nous cahotant sur le pavé,

Après cette course infernale,

Vite, vite, qu’on nous installe !

BISCOTIN.

Bonjour, messieurs, bonjour mesdames,

Donnez-vous la peine d’entrer.

BABET.

Chez nous, pour vous satisfaire,

On saurait si bien vous plaire,

JEANNETON.

Que tous vous viendrez revoir

L’auberge du Lapin noir !

LES VOYAGEURS.

Enfin le coche est arrivé,

Nous cahotant sur le pavé,

Après cette course infernale,

Vite, vite, qu’on nous installe !

Qu’on nous conduise promptement

Chacun à notre logement.

 

Pendant que les voyageurs entrent dans les chambres à droite et à gauche, on voit arriver par le fond Cotignac et Suzanne.

 

Scène II

BISCOTIN, COTIGNAC, SUZANNE.

SUZANNE, entrant.

Bonjour M. Biscotin. Venez donc, papa…

COTIGNAC, la suivant.

Me voici, ma fille… C’est curieux… je m’étais endormi… ça ne m’arrive jamais..

BISCOTIN.

Eh ! mais, c’est M. le major Cotignac… et sa charmante fille…

 

COTIGNAC.

Bonjour, Biscotin, bonjour… Vous voyez que je vous suis fidèle et que toutes les fois que j’ai affaire à Arras, c’est chez vous que je descends…

BISCOTIN.

Vous me faites beaucoup d’honneur !

COTIGNAC.

Débarrasse-toi, Suzanne… ôte ta pelisse… ta mantille…

Suzanne retire sa pelisse et sa mantille qu’elle accroche à un cintre.

BISCOTIN.

Comme elle est grande, mademoiselle… et belle maintenant…

COTIGNAC.

Elle est très-belle… c’est dans le sang des Cotignac… (A Suzanne qui regarde au fond.) Eh bien ! mademoiselle, qu’est-ce que vous regardez là ?

SUZANNE.

Rien, papa…

BISCOTIN, à Cotignac.

Est-ce que vous êtes pour longtemps à Arras ?

COTIGNAC.

Du tout !… Je retourne au camp du maréchal de Saxe.

BISCOTIN.

Ah ! ah ! on dit que ça va chauffer par là ?…

COTIGNAC.

Je le crois… ma fille m’a fait la conduite jusqu’ici où j’ai une visite à rendre à M. de Pontsablé, le gouverneur de l’Artois.

BISCOTIN.

Tiens… vous avez affaire à notre gouverneur ?…

COTIGNAC.

Une requête à lui présenter… Est-il d’un abord facile, ce Pontsablé ?

BISCOTIN.

Mais oui… (Riant.) Surtout pour les dames.

COTIGNAC.

Bah !… Est-ce que ?…

BISCOTIN.

Disons qu’il a la réputation de céder facilement aux femmes qui lui cèdent…

COTIGNAC.

Vraiment ?… (Se retournant et voyant Suzanne qui regarde au fond.) Encore ?… Ah çà ! mademoiselle, qu’est-ce que vous avez donc à regarder comme cela dans la rue ?…

SUZANNE.

Mais papa… je…

COTIGNAC.

Ouais !… C’est pour voir si ce jeune homme nous a suivis, n’est-ce pas ?

BISCOTIN.

Un jeune homme ?…

SUZANNE.

Je ne sais de qui vous parlez, mon père.

COTIGNAC.

Un audacieux quidam qui, depuis Saint-Quentin, marche sur nos talons.

SUZANNE.

Oh ! sur nos talons, c’est impossible… puisque nous étions dans le coche, et lui à cheval…

COTIGNAC.

Eh bien oui, à cheval. C’est ainsi que vous ne savez pas de qui je parle, ma fille ? 

Enfin, à cheval !… parlons-en… Une mauvaise jument dont je ne donnerais pas trois écus… nous allions beaucoup plus vite que lui, et j’espérais toujours en être débarrassé…

BISCOTIN.

Eh bien ?…

COTIGNAC.

Eh bien ! pas du tout… nous n’étions pas plus tôt entrés dans une auberge, pour relayer et nous rafraîchir un peu, que nous entendions au dehors une voix qui criait : « Garçon ! un picotin d’avoine pour Aglaé, et une omelette pour moi !… » C’était lui et sa jument qui nous avaient rattrapés.

SUZANNE.

Voyons, papa, s’il a affaire du même côté que nous, il est bien libre de suivre la même route…

COTIGNAC.

Tu trouves cela, toi… Heureusement qu’Arras est grand et qu’il ne sait pas à quelle auberge nous sommes descendus… J’espère donc cette fois, que nous ne le reverrons plus…

HECTOR, dans la cour.

Garçon ! un picotin d’avoine pour Aglaé, et une omelette pour moi…

 

Scène III

Les Mêmes, HECTOR.

N° 2 – TRIO

SUZANNE.

C’est lui !

COTIGNAC, apercevant Hector.

C’est lui !

SUZANNE.

Ah quel plaisir!

 

COTIGNAC, furieux.

Ah quel ennui !

SUZANNE.

Oui, c’est bien lui !

COTIGNAC.

Oui, c’est bien lui.

HECTOR, s’avançant.

Quoi ! je vous rencontre encor

Et la chance m’est fidèle…

A Cotignac.

Bonjour, monsieur le major…

A Suzanne.

Serviteur, mademoiselle…

COTIGNAC.

Halte-là ! monsieur… Suzanne

Ne vous connaît pas du tout…

HECTOR.

Pardon si je vous chicane,

Nous nous connaissons beaucoup…

COTIGNAC, surpris, à sa fille.

Tu le connais ?…

SUZANNE.

Oui, papa…

HECTOR.

Et de plus nous nous plaisons !

COTIGNAC, à Suzanne.

Vous vous plaisez ?…

SUZANNE.

Oui, papa…

HECTOR.

En un mot nous nous aimons.

COTIGNAC, à Suzanne.

Vous vous aimez ?…

SUZANNE.

Oui, papa…

COTIGNAC.

ventrebleu ! qu’apprends-je là !

 

SUZANNE.

I

Un soir nous nous rencontrâmes

Chez ma tante, dans un bal ;

Toute la nuit nous dansâmes…

Nous ne pensions pas à mal !

En nous livrant sans contrainte

À ce joyeux tourbillon,

Nous sentions dans notre étreinte

Nos cœurs battre à l’unisson…

Ah ! papa, lorsque l’on danse,

Tous deux la main dans la main,

C’est étonnant, quand j’y pense,

Comme l’on fait du chemin !

TOUS LES TROIS.

Ah ! papa, lorsque l’on danse.

Etc.

SUZANNE.

II

Quand vous faisiez votre sieste

Le soir, après le dîner ;

Dans le jardin, d’un pied leste,

Moi j’allais… nous promener !

Là, dans une douce ivresse,

Nous échangions tous les deux

Des serments pleins de tendresse…

Et des boucles de cheveux !

Ah ! papa ! lorsqu’on s’avance

A pas lents dans un jardin,

C’est étonnant, quand j’y pense,

Comme l’on fait du chemin !

TOUS LES TROIS.

Ah ! papa, lorsqu’on s’avance,

Etc.

COTIGNAC.

Corbleu ! ventrebleu ! maugrebleu !… Et je ne me suis aperçu de rien !…

SUZANNE, naïvement.

Ce n’est pas ma faute…

HECTOR.

Ni la mienne… Mais, maintenant que vous savez tout, je crois que le moment est venu de brusquer les choses… (Se posant.) Monsieur Cotignac, j’ai l’honneur de vous demander officiellement la main de mademoiselle votre fille.

COTIGNAC.

C’est incroyable !… Mais, monsieur, je ne sais pas qui vous êtes, moi…

 

HECTOR.

Hector de Boispréau… greffier à Saint-Quentin…

COTIGNAC, avec dédain.

Greffier !… Un simple greffier…

HECTOR.

Ça vous semble bien mesquin, je comprends cela… mais avant ce soir, j’aurai de l’avancement… La place de lieutenant de police à Douai est vacante ; c’est moi qui l’obtiendrai.

COTIGNAC.

Vous !

HECTOR.

Je suis venu à Arras pour solliciter M. le gouverneur de l’Artois.

COTIGNAC.

Ah !… Et quels sont vos titres ?

HECTOR.

Mais, mon travail… et j’ose ajouter mon mérite.

COTIGNAC, ricanant.

Ah ! ah ! si vous n’avez pas d’autres recommandations…

HECTOR.

J’espère qu’elles me suffiront.

COTIGNAC.

Jeune présomptueux, apprenez que je viens moi-même à Arras pour faire obtenir cette place à mon cousin Laroche Tromblon… qui doit épouser ma fille… Vous voyez donc bien qu’il ne vous reste aucun espoir.

HECTOR.

Bah !… J’ai confiance dans mon étoile…

SUZANNE.

Et moi aussi…

COTIGNAC, à sa fille.

Comment, tu fais des vœux contre Laroche-Tromblon ?

SUZANNE, vivement.

Ah ! ça m’est bien égal votre Laroche-Tromblon !…

COTIGNAC, sévèrement.

Ma fille !

HECTOR.

Cri du cœur !… on n’empêche pas les cris du cœur… (Avec courtoisie.) Quelle est, monsieur, votre réponse à la demande que j’ai eu l’honneur de vous faire ?…

COTIGNAC.

Ma réponse, la voici… elle est catégorique… jamais ma fille n’épousera un simple greffier… (Avec ironie.) mais si vous obtenez la place de lieutenant de police à Douai… Eh bien ! Suzanne sera à vous ! (à Biscotin) Je suis bien tranquille… Il n’a aucune chance. C’est Laroche-Tromblon qui triomphera.

BISCOTIN.

C’est évident !…

COTIGNAC.

Sur ce, permettez-nous de vous quitter. (A Biscotin.) Conduisez-nous à notre chambre…

BISCOTIN, montrant une chambre.

Par ici, monsieur le major !…

HECTOR, qui s’est rapproché de Suzanne, lui prenant les mains.

À bientôt, Suzanne !

SUZANNE.

À bientôt, Hector !

HECTOR.

L’un à l’autre toujours !

SUZANNE.

Toujours !

COTIGNAC, les séparant.

Eh bien ! mademoiselle… (Sévèrement en l’entraînant) Suivez-moi !

SUZANNE.

Oui, papa…

Elle envoie un baiser à Hector.

COTIGNAC, furieux.

Palsambleu !… Tenez, je… (A Suzanne.) Marchez devant !…

Ils entrent tous deux à gauche.

HECTOR, à Biscotin.

Et moi, où me mettez-vous ?

BISCOTIN, lui montrant la droite.

Ici, au numéro 6.

HECTOR.

Bien !… mettons en ordre mes lettres de recommandation et faisons vite un bout de toilette.

Il entre dans sa chambre.

 

Scène IV

BISCOTIN, puis FAVART.

BISCOTIN.

Plus personne… (Regardant autour de lui.) Je suis seul ! (Allant au fond et parlant à quelqu’un en dehors.) Jean, fermez la porte de la rue… (Descendant.) Enfin, je puis penser à mon pauvre prisonnier… Son déjeuner est en retard… (Il récupère un panier couvert d’un torchon.) Là !… (Après avoir de nouveau regardé autour de lui.) Maintenant, ouvrons la trappe… (Il  appelle.) Monsieur Favart !

FAVART, dans la cave.

Voilà !

BISCOTIN.

Monsieur Favart !…

FAVART, passant la moitié du corps par la trappe.

Voilà !… Ah ! c’est vous, mon bon Biscotin !…

BISCOTIN.

Oui !… Je vous apporte votre déjeuner…

FAVART, sortant de la cave.

Laissez-moi d’abord, respirer un peu d’air pur… laissez-moi en prendre une petite provision… (Arpentant le théâtre et aspirant l’air.) Ah ! ça fait du bien !…

N°3 – COUPLETS

RÉCITATIF.

Dans une cave obscure, exilé sous la terre,

Mon âme gémissait dans la captivité,

Mais revoyant enfin le ciel et la lumière,

Je puis donner l’essor à toute ma gaîté.

COUPLETS.

I

Au diable l’humeur morose,

Je n’ai pour elle aucun goût…

Mon esprit voit tout en rose

Et je m’arrange de tout !

Quand le chagrin, à ma suite,

Veut s’élancer, je me mets

A courir si vite, vite,

Qu’il ne m’attrape jamais !

Eh ! gai ! gai ! c’est ma devise !

Je ne suis pas un savant,

Mon seul désir c’est qu’on dise :

Favart est un bon vivant !

II

Jamais je ne suis malade,

Ça donne de l’embarras,

Je fais une promenade

Entre mes quatre repas,

Bref ! plus heureux qu’un monarque,

Plus sans souci qu’un enfant,

Lorsqu’un jour viendra la barque

Je veux la suivre en chantant.

Eh ! gai ! gai ! c’est ma devise !

Je ne suis pas un savant,

Mon seul désir, c’est qu’on dise :

Favart est un bon vivant !

BISCOTIN, inquiet.

Pas si haut !… S’il entrait quelqu’un…

FAVART.

C’est vrai… Moi, Charles Favart, auteur dramatique, ex-directeur du théâtre de la foire Saint-Germain, je suis traqué comme une bête fauve… Et savez-vous pourquoi, Biscotin ?…

BISCOTIN.

Nullement… Vous êtes le fils de mon ancien patron… de celui qui m’a appris l’état de pâtissier… Vous êtes arrivé ici il y a huit jours en criant : cachez-moi !… Je vous ai caché sans vous en demander davantage…

FAVART.

Bon Biscotin… Excellente pâte… de pâtissier… Vous saurez tout…

BISCOTIN, inquiet, regardant autour de lui.

Est-ce bien la peine ?…

FAVART.

Ça me soulagera… Il y a six mois, Biscotin, j’ai épousé une jeune artiste de mon théâtre… mademoiselle Duronceray… un bouton de rose… fraîche, mignonne, jolie comme un cœur, de l’esprit à en revendre, du talent jusqu’au bout des ongles… et une vertu !… Oh ! sa vertu, voilà l’origine de tous mes malheurs…

BISCOTIN.

Je ne comprends pas…

FAVART.

Vous allez comprendre… Ici l’action s’augmente d’un troisième personnage… Le maréchal de Saxe !…

BISCOTIN, saluant.

Un grand capitaine…

FAVART.

Très-grand et très-gros… Il venait souvent à notre théâtre et en voyant jouer la Chercheuse d’esprit, une pièce très-réussie… elle est de moi… il devint absolument amoureux de ma femme…

BISCOTIN.

Ah ! bon !

FAVART.

Bon !… Je ne trouve pas… Il comptait sur son prestige guerrier, ce chef éminent… Après plusieurs assauts donnés à la vertu de mon épouse, il fut obligé de se replier en désordre après avoir éprouvé des pertes sensibles… pour son amour-propre…

BISCOTIN.

Ça a dû le vexer.

FAVART.

Énormément… Alors, il jura de se venger, et sous un motif frivole, il fit enfermer madame Favart dans le couvent des Ursulines de Cambrai.

BISCOTIN.

Ah ! ah !… Et vous ?

 

FAVART.

Moi… il voulut aussi me faire enfermer… pas chez les Ursulines… mais en prison… sous prétexte de quelques dettes criardes… Prévenu à temps, je parvins à m’enfuir, on me poursuivit, c’était une chasse à courre… Bref ! je ne m’arrêtai qu’ici, où vous m’avez accueilli comme un frère et fourré dans votre cave… Fin du premier acte. (le rideau commence à se fermer ; Favart s’en aperçoit et s’interpose) Non, non, pas encore ! (Le rideau se rouvre)

BISCOTIN.

Quelle affaire… mais enfin, la situation n’est pas si mauvaise… Et madame Favart est rassurée sur votre sort, grâce à ce billet que j’ai pu lui faire parvenir…

FAVART.

Oui… ce billet dans lequel je lui apprends que je suis en sûreté chez vous, digne ami… (S’animant.) Eh bien ! non, qu’il le sache, le grand capitaine… non, non !… nous ne capitulerons pas !…

BISCOTIN.

Ne criez donc pas comme ça… et rentrez, je vous en prie… rentrez…

Il montre la cave.

FAVART.

Vous croyez que c’est indispensable ?…

BISCOTIN.

Si je le crois !… Tout à l’heure, encore, j’ai vu rôder par ici des figures inquiétantes… des uniformes…

FAVART.

N’en dites pas plus… J’obéis, excellent Biscotin…

BISCOTIN, lui donnant le panier.

Emportez votre déjeuner.

FAVART.

Merci… Dérision amère ! Ma femme aux Ursulines ! moi dans cette cave ! Ah ! ce n’est pas ainsi que je comprenais la vie d’intérieur !

On entend une cloche.

BISCOTIN, vivement.

La cloche du déjeuner… Cette salle va se remplir de monde… (A Favart.) Disparaissez !…

Il referme la trappe sur lui, au moment où tous les voyageurs sortent de leurs chambres et entrent en scène.

 

Scène V

BISCOTIN, Voyageurs, Voyageuses, Les Servantes, puis COTIGNAC et HECTOR, puis MADAME FAVART.

N° 4 – CHŒUR ET SCENE

CHŒUR DES VOYAGEURS.

Allons, allons, vite à table,

Qu’on serve en un tour de main ;

Et qu’un repas confortable

Vienne apaiser notre faim !

Les voyageurs et les voyageuses s’asseyent aux tables. Cotignac sort de la chambre de gauche.

COTIGNAC.

Qu’on me donne une côtelette,

Avec du vin de Beaugency…

HECTOR, sortant de droite et s’asseyant à la table de Cotignac, à Biscotin.

Qu’on prépare mon omelette,

Et presto qu’on l’apporte ici…

COTIGNAC.

Pardon, cette table est la mienne…

HECTOR.

Ne peut-on pas y tenir deux ?

COTIGNAC.

Du tout, monsieur, chacun la sienne…

HECTOR, allant s’asseoir ailleurs.

C’est un beau-père très-grincheux !…

CHŒUR DES VOYAGEURS.

Allons, allons, vite à table,

Qu’on serve en un tour de main ;

Et qu’un repas confortable

Vienne apaiser notre faim !

On entend au fond les sons d’une vielle.

COTIGNAC, parlé.

Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?

Madame Favart, en costume de vielleuse, parait au fond, elle entre et salue timidement.

HECTOR, la regardant, à part.

Que vois-je !

MADAME FAVART, à part, l’apercevant.

Hector !

 

HECTOR, bas.

Vous, ici ?…

MADAME FAVART, bas.

Pas un mot ! Je vous expliquerai.

Se plaçant au milieu du théâtre.

Je suis la petite vielleuse

Qui va courant par les chemins,

Et, toujours alerte et joyeuse,

Sème partout ses gais refrains.

Mon répertoire est immense !

Que désirez-vous, messieurs ?

Une plaintive romance,

Ou bien un refrain joyeux ?

(Se posant en chanteuse.)

Oh ! trop cruelle Sylvie,

Je t’aime plus que ma vie,

Réponds, cruelle, réponds.

Elle aime à rire, elle aime à boire

Elle aime à chanter comme nous !

LE CHŒUR.

Elle aime à rire, elle aime à boire,

Elle aime à chanter comme nous !

MADAME FAVART.

Dans les gardes-françaises

J’avais un amoureux !

Fringant, et chaud comm’braise

Jeune, beau, vigoureux…

LE CHŒUR.

Dans les gardes-françaises

MADAME FAVART.

Donnez à la petite chanteuse …

LE CHŒUR.

Dans les gardes-françaises …

MADAME FAVART.

Allons, allons, un peu de coeur,

et ça vous portera bonheur.

Je suis la petite vielleuse

Qui va courant par les chemins,

Et, toujours alerte et joyeuse,

Sème partout ses gais refrains.

 

Elle fait la quête., ce qui fait fuir les voyageurs qui sortent. Elle arrive près de Cotignac qui fouille vivement à sa poche et en tire sa montre.

 

COTIGNAC.

Deux heures… Je n’ai que le temps de courir chez son Excellence.

Il disparaît. Tout le monde est sorti. Madame Favart s’approche d’Hector. 

 

Scène VI

MADAME FAVART, HECTOR.

MADAME FAVART.

Plus personne !…

HECTOR.

Vous, Madame Favart… Justine… Vous ici !… Comment se fait-il ?

MADAME FAVART.

Ecoutez, Hector, à vous, je peux tout dire, nous avons été élevés ensemble… nous sommes presque frère et sœur.

Eh bien !… Favart est ici !…

HECTOR.

Ah bah !…

MADAME FAVART.

Oui, caché par Biscotin… J’ai su cela par un petit billet qu’il m’a fait tenir, et alors, je n’ai plus eu qu’une idée, venir rejoindre mon mari.

HECTOR.

Ce n’était pas facile…

MADAME FAVART.

Non, car j’étais au couvent des Ursulines et surveillée de très près… Mais, c’est justement là ce qui me piquait au jeu… Il ne s’agissait que de tromper les bonnes sœurs… et c’est ce que j’ai fait….

N°5 – COUPLETS.

I

Prenant mon air le plus bénin

Et des allures de novice…

Il fallait sous mon grand béguin

Me voir assister à l’Office !

Les yeux baissés, la bouche en cœur,

Tout le jour dans le monastère

J’échangeais ce dialogue austère : Oui

(Croisant ses mains sur sa poitrine.)

Ave, ma mère !

Ave, ma sœur !

 

II

La jardinière du couvent

Qu’un jour je parvins à séduire,

Me prête enfin ce vêtement

Qui dehors pouvait me conduire !

Hier, franchissant, non sans peur,

La porte du vieux monastère,

Grand merci, dis-je à la tourière. Oui

Ave, ma mère !

Ave, ma sœur !

HECTOR.

Très-bien…

MADAME FAVART.

Puis j’ai acheté une vielle… J’ai chanté tout le long du chemin… et me voilà…

HECTOR.

Votre histoire est très-intéressante, mais il faut que je vous quitte.

MADAME FAVART.

Pourquoi si vite ?

HECTOR.

En deux mots voici ma situation… J’adore une jeune fille, et je viens solliciter du gouverneur de l’Artois une place d’où dépend mon mariage avec elle…

MADAME FAVART.

Que je ne vous retienne pas… allez, mon cher Hector…

HECTOR.

Au revoir…

MADAME FAVART.

Au revoir… et bonne chance !…

HECTOR.

Merci !…

 

Il sort.

 

Scène VII

MADAME FAVART, puis BISCOTIN, et FAVART.

MADAME FAVART.

Pauvre garçon, il semble qu’il est bien amoureux… Voyons… tâchons de savoir où est ce brave aubergiste…

BISCOTIN, entrant et regardant vers la rue.

C’est drôle… On dirait des gens de la police… Méfions-nous…

 

MADAME FAVART, le regardant, à part.

Ce doit être lui…

BISCOTIN.

Tiens, la petite chanteuse !… Qu’est-ce que vous faites encore ici ?

MADAME FAVART, avec un accent campagnard.

Faites excuse… c’est-y vous qu’êtes M. Biscotin ?

BISCOTIN.

C’est moi-même…

MADAME FAVART.

Ben vrai ? Là, vrai de vrai ?…

BISCOTIN.

Puisque je vous le dis…

MADAME FAVART, de sa voix naturelle, avec effusion.

Alors, permettez-moi de vous embrasser.

 

Elle lui saute au cou et l’embrasse sur les deux joues.

BISCOTIN, scandalisé.

Qui est-ce qui m’a envoyé une pareille effrontée ?…

MADAME FAVART, vite et bas.

Chut ! Je suis madame Favart…

BISCOTIN, ôtant vivement son bonnet.

Madame Favart !… oh ! pardon !

MADAME FAVART, avec émotion.

Ah, M. Biscotin, comme je vous remercie de ce que vous avez fait pour Favart. Où est-il ?…

BISCOTIN.

Votre mari ?… Là… Dans ma cave…

MADAME FAVART.

Oh ! ce pauvre amour… ouvrez vite…

BISCOTIN.

Volontiers… mais c’est que je viens d’apercevoir de ce côté des soldats…

MADAME FAVART.

Eh bien, vous ferez le guet pendant que je descendrai…

BISCOTIN.

J’obéis… Attendez, il faut le préparer tout doucement… (Appelant.) Favart !….

FAVART.

Qu’est-ce qu’il y a ?…

BISCOTIN.

Votre femme est là…

 

FAVART, bouleversé.

Ma femme… ah ! quel coup !…

MADAME FAVART.

Ah ! mon Dieu !… Charles !…

FAVART.

Justine ! c’est bien toi… dans mes bras !… (Ils s’embrassent.) Ah ! quel sujet pathétique !… un homme encavé qui étreint son épouse habillée en fille des champs… il y a des larmes là-dedans !

MADAME FAVART.

Calme-toi !

FAVART.

Je ne peux pas… Voilà le seul moment un peu agréable que j’aie éprouvé depuis longtemps… mais comment as-tu fait pour t’échapper ?…

MADAME FAVART.

Je vais te raconter cela…

Reprise du début du n°5. La voix du sergent se fait entendre de l’extérieur.

BISCOTIN.

Attendez ! Redescendez à la cave… voilà des soldats !

 

MADAME FAVART.

Des soldats !…

FAVART

Je les brave !

BISCOTIN.

Voulez-vous bien disparaître !

MADAME FAVART.

Il a raison, mon ami. Disparais

FAVART, retournant à la cave.

Encore la cave !… C’est du guignon… et dire que ça bonifie le vin !…

Il disparaît.

BISCOTIN

Enfin !… Ils sont sur la piste… je m’en doutais… (A Mme Favart.) Vous, madame, du sang-froid…

MADAME FAVART.

Soyez tranquille… j’en ai…

BISCOTIN, lui donnant des vêtements pour se déguiser.

Prenez ces vêtements… Vous êtes Toinon… ma nouvelle servante…

MADAME FAVART.

Bien !… j’ai compris…

 

BISCOTIN, appelant.

Allons, Babet, Jeanneton, venez toutes, voici des militaires.

 

Scène VIII

MADAME FAVART, BISCOTIN, BABET, JEANNETON, LE SERGENT LAROSE et des Soldats.

N°6 – ENSEMBLE, RONDE ET CHŒUR

CHŒUR DES SOLDATS.

A l’auberge de Biscotin

On boit, dit-on, d’excellents vins !

Nous sommes rompus et pour cause,

Il faut ici qu’on se repose,

Reposez-nous, le verre en main,

A l’auberge de Biscotin

      On boit d’excellents vins !

BISCOTIN.

On va vous servir à l’instant

Asseyez-vous…

LE SERGENT.

Oh ! oui, vraiment…

Car depuis le soleil levant

Nous recherchons un garnement…

MADAME FAVART, à Biscotin.

C’est lui !…

BISCOTIN, bas.

Sans doute !…

LE SERGENT.

Et mêmement,

Que dans votre établissement,

Nous allons délicatement

Faire quelques fouilles…

BISCOTIN.

Comment ?

LE SERGENT.

C’est la consigne…

BISCOTIN.

Bien, sergent … (A madame Favart) Que faire ?

MADAME FAVART.

Attendez !

BISCOTIN.

Parlez !

 

MADAME FAVART.

Attendez. (S’avançant vers les militaire)

Militaires,

Voilà le vin, tendez vos verres !

LE SERGENT, la regardant.

Tiens !… quel est ce jeune tendron ?

BISCOTIN, vivement.

Toinon, ma nouvelle servante !

MADAME FAVART, avec un gros rire.

Et voui, pardieu, c’est moi, Toinon !.

LE SERGENT.

Crédieu cet’ Toinon est charmante ! (A madame Favart)

Tu me rappelles Margoton…

Qui fut ancienn’ment mon amante

Et qui vous savait des chansons…

Mais nos recherches… Commençons…

MADAME FAVART, vivement.

Des chansons !… la belle affaire !

J’en sais d’plus fort’s que Margoton…

LE SERGENT.

Pas possible !…

MADAME FAVART.

Jarnigoton !

Je vais vous l’prouver, militaire !

Ecoutez-moi c’refrain gaillard…

Bas à Biscotin.

C’est une ronde de Favart.

TOUS.

Ecoutons-donc c’refrain gaillard.

MADAME FAVART.

C’est une ronde de Favart.

TOUS.

Chantez-nous le refrain gaillard !

MADAME FAVART.

RONDE.

I

Ma mère aux vignes m’envoyit,

Je n’sais comment ça s’fit

En parlant elle m’avait dit.

 « Travaille ma fille, Vendange, grappille !… »

En chemin Colin m’abordit,

Il prit ma main et la baisit,

Je n’sais comment ça s’fit !

II

Il prit ma main et la baisit,

Je n’sais comment ça s’fit !

Puis v’là-t-y pas qu’il s’enhardit,

 « Travaille ma fille, Vendange, grappille »

Mais ma vertu le repoussit,

Si rudement qu’il en tombit !

Je n’sais comment ça s’fit !

III

Mais en tombant il m’entraînit,

Je n’sais comment ça s’fit !

Ni l’un, ni l’autr’ne se blessit…

 « Travaille ma fille, Vendange, grappille ! »

Cependant le coup m’étourdit

Si ben qu’malin il m’endormit…

Je n’sais comment ça s’fit…

IV

Mais, crac ! v’là qu’on me réveillit…

Je n’sais comment ça s’fit !

C’était ma mère et le bailli…

 « Travaille ma fille, Vendange, grappille ! »

Colin était tout interdit…

Huit jours après il m’épousit…

Voilà comment ça s’fit !

TOUS.

Bravo ! bravo ! bonne chanson !

MADAME FAVART.

Que dites-vous de mon histoire ?

LE SERGENT.

C’est encor mieux que Margoton !

MADAME FAVART, gaîment.

Tendez vos verres… il faut boire ! 

TOUS.

Buvons, buvons à pleins verres,

Aimable et jeune beauté,

En braves, galants militaires

Nous buvons tous à ta santé !

MADAME FAVART, versant.

Buvez, buvez, buvez encore !

Buvez, buvez, buvez toujours !

LE SERGENT, se levant en chancelant.

Ah ! palsanguienne ! je t’adore !

MADAME FAVART.

Buvez, buvez, buvez toujours !

 

LE SERGENT

Verse, déesse des amours ! (Il tend son verre).

MADAME FAVART, versant.

Buvez encore !

Buvez toujours !

 

LES SOLDATS, buvant et chancelant

Buvons, buvons à pleins verres,

Etc.

MADAME FAVART, bas à Biscotin.

Ils sont tous gris !

LE SERGENT, d’une voix avinée.

Vive la vigne !…

Mais n’oublions pas la consigne

Et cherchons ce particulier !

MADAME FAVART.

Montez d’abord dans le grenier…

LE SERGENT.

Elle a raison dans le grenier

Cherchons notre particulier.

MADAME FAVART, bas à Biscotin.

Là-haut sur les bottes de paille

Ils vont s’endormir…

BISCOTIN.

C’est certain !

Venez tous !…

MADAME FAVART, les regardant chanceler.

Gare à la muraille !

LE SERGENT.

Ne craignez rien.

BISCOTIN, aux soldats.

Je vais vous montrer le chemin !

ENSEMBLE.

LE SERGENT et LES SOLDATS.

Buvons, buvons à pleins verres,

Etc.

BISCOTIN et LES SOLDATS.

Buvez, buvez à pleins verres,

Etc.

Les soldats chancelant et se cognant, sortent conduits par Biscotin.

 

Scène IX

MADAME FAVART, FAVART.

FAVART, passant la tête.

Ils sont partis ?

MADAME FAVART.

Oui… J’ai pu m’en débarrasser…

FAVART.

Alors, je sors… (Il sort de la cave.) Enfin !… nous pouvons causer de nos petites affaires… Nous voilà tranquilles…

MADAME FAVART.

Oh !… tranquilles… pas tant que ça…

FAVART.

Qu’est-ce qu’il y a encore ?…

MADAME FAVART.

Il y a que je les ai fait boire, qu’ils vont probablement s’endormir, mais qu’ils peuvent se réveiller d’un moment à l’autre.

FAVART.

Alors, que faire ?

MADAME FAVART.

Parbleu ! il faut fuir…

FAVART, noblement.

Fuir !… fuir !… dis-tu ?… (Changeant de ton.) Oui, c’est une assez bonne idée…

MADAME FAVART.

Il ne s’agit que de la mettre à exécution… pour cela il faut trouver un plan !

FAVART.

Un plan… ça me regarde… c’est un scénario à faire…

MADAME FAVART.

Cherchons !

FAVART.

Attends… Je tiens l’embryon… avant tout il faut que je me déguise…

MADAME FAVART.

Oui !

FAVART.

Il y a dans cette chambre les hardes des domestiques, je vais m’empaysanner…

MADAME FAVART

Très-bien, mais après ?… où irons-nous ?

FAVART.

Les choses simples sont les meilleures… tout droit devant nous…

 

MADAME FAVART.

Sans argent, sans papiers… alors, mon pauvre ami, nous n’irons pas bien loin…

FAVART.

Ah oui, j’en ai peur…

MADAME FAVART.

Tiens, laisse-moi faire… moi je trouverai quelque chose…

FAVART, l’admirant.

Ça, c’est un collaborateur… c’est moi qui cherche et c’est elle qui trouve… je vas toujours m’habiller.

Il sort.

 

Scène X

MADAME FAVART, puis HECTOR.

MADAME FAVART, seule.

Oui, ce moyen, il faut que je le trouve, il le faut ! (Hector entre par le fond, l’air sombre, et descend la scène sans rien dire. — Courant à lui.) Ah ! Hector !… si vous saviez !… mon pauvre Favart, je l’ai revu…

HECTOR, préoccupé.

Tant mieux, j’en suis heureux pour vous…

MADAME FAVART.

Mais, il est traqué, poursuivi, et je ne sais comment nous allons pouvoir sortir d’ici…

HECTOR, avec amertume.

Il y aurait bien eu un moyen facile…

MADAME FAVART, vivement.

Lequel ?

HECTOR.

Si j’avais obtenu cette place que je sollicite, j’aurais pu vous faire passer pour mes domestiques et vous emmener tous les deux avec moi à Douai.

MADAME FAVART.

Mais oui, c’est vrai ! Quelle belle idée !

HECTOR.

Dans ma propre voiture !….

MADAME FAVART.

La voiture du lieutenant de police !

HECTOR.

On ne serait pas venu vous chercher là.

MADAME FAVART.

Oh ! non !… Ah ! mon cher Hector… Alors, nous sommes sauvés.

HECTOR.

Oui, mais cette place, je ne l’aurai pas.

MADAME FAVART.

Qu’en savez-vous ?

HECTOR.

Je viens de l’hôtel du gouverneur… on n’a même pas voulu me recevoir.

MADAME FAVART.

Il fallait insister.

HECTOR.

C’est ce que j’ai fait… j’ai pris l’huissier à part, je lui ai glissé une pièce dans la main en le priant de s’intéresser à moi… Alors il a cligné de l’oeil et m’a dit tout bas : — Envoyez votre femme… — Mais… — Envoyez votre femme, vous dis-je, et votre affaire est dans le sac !… Voilà tout ce que j’ai pu en tirer.

MADAME FAVART.

Oh ! oh ! je crois comprendre… Le marquis est un coureur de jupons…

HECTOR.

Il paraît qu’à cet égard sa réputation est des mieux établies… il aime à se faire solliciter par les femmes de ses inférieurs… avec lui, pas d’avancement sans cela… Ah ! si j’avais eu une femme sous la main… Mais à présent, je n’ai plus qu’une chose à faire…

MADAME FAVART.

Quoi donc ?

HECTOR.

Je vais écrire à Suzanne que je ne peux pas l’épouser… parce que je ne suis pas marié.

Il sort vers sa chambre.

 

Scène XI

MADAME FAVART

MADAME FAVART, seule.

C’est pourtant vrai… S’il avait eu la place, mon pauvre Favart était sauvé… et moi aussi… 

Mais cette place, pourquoi ne l’obtiendrait-il pas, au fait ?… Que faut-il pour cela ?… qu’il ait une femme pendant une heure… Eh bien ! il en aura une !… et cette femme, ce sera moi… je vais aller trouver ce gouverneur… (Elle va pour sortir et revient.) Oui… mais je ne peux pas me présenter à son hôtel dans ce costume… (Apercevant la pelisse et la mantille de Suzanne.) Ah ! cette pelisse, cette mantille… Je ne sais à qui elles sont… mais, ma foi tant pis !… (Elle met la mantille et la pelisse.). Maintenant, allons jouer la comédie… et tâchons de bien jouer, car c’est à notre bénéfice !…  Elle sort au moment où Hector revient.

 

Scène XII

HECTOR, puis SUZANNE, puis FAVART.

HECTOR, une lettre à la main.

Voilà ma lettre… (Apercevant Mme Favart qui sort par le fond.) Justement, c’est elle… (Remontant.) Suzanne !… Suzanne !… Eh bien ! elle ne répond pas, elle se sauve… Suzanne !…

SUZANNE, entrant.

Qui m’appelle ?…

HECTOR, surpris.

Comment vous voilà de ce côté… lorsque je viens de vous voir partir par là… Vous êtes donc double ?…

SUZANNE.

Ah ! mon Dieu !… Est-ce que vous deviendriez fou ?…

HECTOR.

Ça ne m’étonnerait pas. (Avec émotion lui tendant une lettre.) Tenez, Suzanne, lisez cette lettre que j’avais préparée pour vous et vous comprendrez tout…

SUZANNE, prenant la lettre.

Voyons…

FAVART, revenant, il est en valet d’auberge.

Me voilà costumé… où est ma femme ? 

SUZANNE, après avoir lu.

Ainsi… cette place… plus d’espoir ?…

HECTOR, revenant à elle.

Aucun espoir… aucun !…

FAVART, au fond, le regardant et le reconnaissant. À part.

Tiens !… Mais, c’est Boispréau !…

 

N°7 – TRIO DE L’ENLEVEMENT.

HECTOR.

Adieu, Suzanne, je vous rends

Votre promesse et vos serments ;

Quant à moi, j’ai trouvé, ma chère,

Un bon moyen pour me distraire !…

SUZANNE.

O ciel ! que prétendez-vous faire ?

HECTOR.

Un petit tour dans la rivière !

FAVART, l’arrêtant.

Halte-là ! monsieur, s’il vous plaît…

 

SUZANNE, étonnée.

Qu’est-ce ?…

HECTOR, à part.

Favart !…

Vivement à Suzanne.

C’est mon valet !

FAVART.

Mettre fin à son existence,

C’est simplement de la démence ;

Ne faites pas ça, car après

Vous en auriez bien des regrets !

Il est, pour dénouer la chose,

Un moyen beaucoup moins morose…

SUZANNE, vivement,

Parlez…

HECTOR, de même.

Quel est donc ce moyen ?

FAVART.

Il est très simple… écoutez bien :

De quoi s’agit-il ?

Mon esprit subtil

Devine aisément

Tout votre roman.

S’aimer et s’unir

Est votre désir ;

Mais un dur papa

N’entend pas cela !

Pour forcer la main

Du père inhumain,

C’est facile, il faut

S’enfuir au plus tôt ;

Rien de plus charmant

Qu’un enlèvement !

De suite ça fait

Un terrible effet !

Le père ombrageux

Vous poursuit tous deux ;

Et sur vous enfin,

Pose le grappin !

Tout en sanglotant,

Alors vous jetant

Aux pieds du barbon

Vous criez : Pardon !

Soudain, à ce cri,

Le tigre attendri

Pardonne et bénit ;

Puis il vous unit !

Transport général

Avec chœur final !

Et sur ce tableau

Ferme le rideau !

Le rideau commence à se fermer.

FAVART. (s’en apercevant)

Non, non toujours pas ! (le rideau se rouvre) Alors, c’est entendu ?… partez !…

SUZANNE.

Un enlèvement… non, non, je refuse.

HECTOR.

Moi aussi… je refuse.

SUZANNE, avec des larmes.

Oui… et disons-nous adieu pour jamais !

HECTOR, de même.

Pour jamais…

FAVART, ému.

Ma parole !… Ils me fendent le cœur !…

 

Scène XIII

Les Mêmes, LES VOYAGEURS, puis COTIGNAC, BISCOTIN, BABET et JEANNETON, puis Le Sergent et les Soldats.

N°8 – FINALE – A – ENSEMBLE / B – COUPLETS / C – STRETTE 

A ENSEMBLE – CHŒUR.

Pour la lieutenance

Il y a deux concurrents

Qui s’sont mis sur les rangs ;

Nous allons, je pense,

Savoir quel est celui

Qui l’emporte aujourd’hui !

COTIGNAC.

(Entrant, très en colère)

J’enrage, j’enrage, je suis en fureur,

Je viens de chez le gouverneur,

Dans l’antichambre je demeure

A me morfondre plus d’une heure,

Pendant qu’il était — le fripon —

Tête-à-tête avec un jupon !

Alors, je crie et je proteste,

L’huissier me répond d’un ton leste :

Vous pouvez partir maintenant,

Il a nommé son lieutenant !

HECTOR.

Ainsi,l’affaire est terminée.

SUZANNE.

Et la place est donnée.

LE CHŒUR.

Dites-nous vite à qui.

COTIGNAC.

Eh mordieu ! je l’ignore !

Je n’en sais rien encore !

 

Scène XIV

Les Mêmes, MADAME FAVART habillée en Toinon

MADAME FAVART, entrant une lettre à la main, parlé.

Monsieur de Boispréau…

HECTOR, parlé.

Qu’y a-t-il ?

MADAME FAVART, à Hector.

Je viens vous dir’, monseigneur,

Qu’un gard’ du gouverneur

M’a donné cette grand’lettre

En m’priant d’vous la remettre…

HECTOR, parlé.

Une lettre… Voyons… (Il prend la lettre.) Lisons : « Mon cher monsieur de Boispréau, vu les talents hors ligne dont vous n’avez cessé de faire preuve… Vu les immenses services que vous avez rendus à l’Etat… Et vu, surtout, la haute et puissante recommandation d’une personne influente… Vous êtes nommé, par les présentes, au poste de lieutenant de police à Douai ! »

HECTOR.

Je suis nommé ! quel bonheur !

SUZANNE.

Il est nommé ! quel bonheur !

COTIGNAC.

Il est nommé ! quel bonheur !

LES AUTRES.

Il est nommé ! quel honneur !

HECTOR, bas à madame Favart.

Mais comment se fait-il ?

MADAME FAVART, bas.

Quelque femme, je pense,

Aura parlé pour vous…

HECTOR, bas.

Vous, peut-être ?

 

MADAME FAVART, bas.

Silence !

HECTOR, courant à Suzanne.

Enfin, nous allons être unis…

COTIGNAC.

Permettez…

HECTOR.

N’est-ce pas le prix

Que vous-même m’avez promis ?

SUZANNE.

C’est vrai, papa, tu l’as promis !

TOUS.

Mais oui, mais oui, il l’a promis !

B – COUPLETS – SUZANNE

I

Mon p’tit papa, je t’en supplie

A deux genoux,

Il faut que vite on nous marie,

Ecoute-nous !

Cette fois sera la première,

Après j’attendrai mon p’tit père…

Voyons, voyons, sois bien mignon,

Ne dis pas non !

Pour ta fille, il faut être bon !

Ne dis pas non !

Sois bien mignon,

Ne dis pas non !

II

Allons, papa, laisse-toi faire,

Un bon mouv’ment.

Ce mariag’là, c’est l’affaire

D’un p’tit moment ;

Tu m’as dit bien souvent : j’espère

Qu’un beau jour je serai grand-père !…

Voyons, voyons, sois bien mignon,,

Ne dis pas non !

Pour ta fille, il faut être bon !

Ne dis pas non !

Sois bien mignon,

Ne dis pas non !

C – STRETTE – COTIGNAC, furieux.

Va donc !… Va pour le mariage !

Mais corbleu ! saprebleu ! j’enrage !

À ce moment, les soldats et le sergent reviennent.

FAVART, effrayé.

Les soldats ! Je suis pris…

HECTOR, bas.

Non ! non !

Je me souviens de ma promesse…

À Favart et à madame Favart.

Dépêchons-nous, car le temps presse…

Allons, Benoît, allons, Toinon…

FAVART et MADAME FAVART.

Nous sommes à votre service,

Monsieur le lieutenant de police.

LE SERGENT, parlé.

Le lieutenant de police ! 

FAVART, à Hector.

Et votre carrosse est tout prêt.

HECTOR, à Suzanne, lui montrant Favart et madame Favart.

Avec ma bonne et mon valet,

Mettons-nous bien vite en voyage,

A Douai, nous ferons notre mariage !

TOUS.

Oui ils feront leur mariage !

Vite en voyage !

 

MADAME FAVART, très-gaîment.

Allons soudain

Mettons-nous en voyage !

Car de l’hymen

Un voyage est l’image !

On part gaîment,

Mais un orage

Survient grondant,

Gar’le ménage !

LE CHŒUR.

Fouette, fouette, fouette, cocher !,

Que la voiture vole

Dans une course folle,

Clic, clac !

MADAME FAVART.

Mais un cahot

L’un vers l’autre vous jette,

L’amour bientôt

Apaise la tempête !

SUZANNE et HECTOR.

Le ciel est pur,

Plus un nuage,

Et dans l’azur

Fin du voyage !

FAVART, MADAME FAVART, HECTOR et SUZANNE.

On s’enlace

Doucement,

On s’embrasse

Tendrement ;

Tout s’achève

Dans l’ardeur

D’un doux rêve

De bonheur !

TOUS.

Allons soudain

Mettons-nous en voyage !

Car de l’hymen

Un voyage est l’image !

Allons soudain

Mettons-nous en voyage !

Clic, clac !

Fouette, cocher !

Que la voiture vole

Dans une course folle !

Clic, clac !

Fouette, cocher !

Que la voiture vole

Dans une course folle !

Clic, clac !

Le rideau se ferme.

 


Acte deuxième

CHEZ HECTOR DE BOISPRÉAU

 

Scène PREMIÈRE

HECTOR, MADAME FAVART, en soubrette, Un Tapissier, Un Agent de Police.

Au lever du rideau, Hector est assis à la petite table et feuillette des papiers. — Un agent de police et un tapissier sont debout devant lui, le chapeau à la main. — Madame Favart, à droite, époussette les meubles.

HECTOR, au tapissier.

Eh bien ! monsieur le tapissier, où en sont vos hommes ?

LE TAPISSIER.

Ils achèvent le grand salon.

HECTOR.

Dépêchez-vous… n’oubliez pas que je donne ce soir une grande fête et que vous avez encore cette pièce à décorer.

Le tapissier salue et sort.

HECTOR.

Quant à vous, monsieur l’exempt, j’ai lu vos rapports, ils sont en règle et vous pouvez vous retirer.

L’EXEMPT.

Pas d’ordres particuliers ?

HECTOR.

Aucun… Reprenez votre service et venez m’informer ce soir de ce que vous aurez vu… allez !

L’agent s’incline et sort.

MADAME FAVART, s’approchant.

Bravo ! La parole brève !… le geste plein d’autorité !… Vous étiez né pour commander…

HECTOR, se levant.

N’est-ce pas ?… Eh bien, et vous, Justine, savez-vous que je vous admire… On dirait que vous avez été soubrette toute votre vie… Seulement, ce qui me désole, c’est de vous voir forcée de continuer le personnage…

MADAME FAVART.

Il faut bien s’y résigner… jusqu’au moment où Favart et moi nous trouverons une occasion sûre de passer en Belgique…

HECTOR.

J’espère que cela ne tardera pas… du reste, il n’y a encore que huit jours que nous sommes arrivés à Douai et que je suis installé dans mes fonctions de lieutenant de police…

MADAME FAVART.

Et dans celles infiniment plus agréables… de nouveau marié !

HECTOR, gaîment.

C’est vrai ! Je suis marié.

N°9 – COUPLETS.

HECTOR.

I

Suzanne est aujourd’hui ma femme,

Et, jugez si c’est merveilleux,

Elle est ma femme et je proclame

Que je ne pouvais trouver mieux

Pour moi c’est le ciel sur la terre,

C’est plus que mon cœur n’espéra ;

Et c’est à vous seule, ma chère,

Que je dois tout ce bonheur-là.

II

J’aime une nombreuse famille,

Or donc, avant trois ou quatre ans,

Je veux qu’autour de moi fourmille

Une troupe de garnements.

Enfin bientôt j’aurai, j’espère,

Tous les ennuis d’être papa ;

Et c’est encore à vous, ma chère,

Que je devrai ce bonheur-là.

MADAME FAVART, légèrement.

Bah !… j’ai eu bien peu de mérite, allez !… Si vous saviez comme ce pauvre marquis a été facile à embobiner…

HECTOR.

On le dit pourtant très-dangereux…

MADAME FAVART.

Lui !… Allons donc ! C’est une réputation usurpée… J’en suis venue à bout avec quelques sourires et quelques œillades…

HECTOR.

N’importe ! Vous présenter comme ma femme, c’était hardi, et s’il apprenait jamais qu’on s’est moqué de lui à ce point-là, vous savez qu’il me ferait jeter en prison…

MADAME FAVART.

Bah !… Que pouvez-vous craindre ?… Le marquis ne quitte jamais Arras, et il n’y a que vous et moi qui connaissions cette histoire. Votre femme n’en sait rien, ni Favart non plus…

HECTOR.

Heureusement ; car maintenant qu’il fait ici office de cuisinier, il serait capable d’en manquer toutes ses sauces…

MADAME FAVART.

Et ce serait dommage… car il les réussit à merveille… et ma foi, je trouve qu’il est superbe sous le tablier blanc et la toque de l’emploi…

HECTOR.

Superbe, c’est le mot…

MADAME FAVART.

Je ne peux pas le regarder sans rire… (Montrant Favart qui a paru au fond, en cuisinier.) Tenez, voyez-moi un peu cette tête !

 

Scène II

Les Mêmes, FAVART, en cuisinier.

FAVART.

Elle est bonne, n’est-ce pas, la tête ?… (Entrant et prenant l’attitude d’un domestique qui attend des ordres.) Je viens prendre les ordres de monsieur. Qu’est-ce que monsieur commandera ce matin pour son déjeuner ?… (Changeant de ton, familièrement.) Bonjour, Hector, ça va bien ?

HECTOR.

Pas mal, et vous, cher ami ?

FAVART.

Moi, ça je suis aux fourneaux!… je suis en train de vous préparer le grand souper de ce soir,  ça m’amuse beaucoup !

HECTOR.

Tant mieux !…

FAVART.

Que voulez-vous, la gaîté et moi nous sommes inséparables !… et puis, je suis si tranquille ici…

MADAME FAVART.

Oui… Eh bien ! moi je ne le suis pas tant que toi…

FAVART.

Bah depuis quand ?…

MADAME FAVART.

Depuis avant-hier… (A Hector.) Depuis la visite de votre tante, la vieille comtesse de Montgriffon…

HECTOR.

Pourquoi ?… Que craignez-vous d’elle ?…

MADAME FAVART.

Je ne sais… mais lorsque je lui ai servi un verre de malaga et un biscuit, elle m’a regardée d’un air singulier, à travers ses lunettes… elle vous a dit : « Mon neveu, quelle est donc cette petite ?… » Vous avez répondu : c’est Toinon ma servante… « Ah ! ah ! c’est Toinon, votre servante, ah ! ah !… » et elle a de nouveau braqué sur moi ses lunettes avec une ténacité, une persistance… J’ai peur qu’elle ne m’ait vue jouer à Paris et qu’elle ne m’ait reconnue…

FAVART.

Diable, ce serait grave…

HECTOR.

Oui, car elle n’est pas bonne, la chère tante, — mais je suis convaincu que vous vous alarmez à tort, et la preuve, c’est qu’elle est partie sans faire la moindre observation et j’ai même remarqué qu’elle avait été charmante pour Suzanne… Tiens, mais à propos, où est-elle donc, Suzanne ?…

FAVART.

Elle vient de sortir, elle est allée faire les dernières commandes pour la fête de ce soir…

HECTOR.

La fête de mon installation. J’ai invité tous les notable de la ville… Je crois que ce sera superbe et que… (Grand bruit au dehors.) Hein ? Quel est ce bruit ?

MADAME FAVART.

Quelque rixe, sans doute… quelque malfaiteur qu’on vous amène… (A Favart.) Va donc voir, Charles…

FAVART.

Tout de suite…

Il sort. — Nouveau bruit au dehors.

HECTOR.

Mais non, écoutez… ce sont des cris de joie, des vivats…

MADAME FAVART.

En effet… (Inquiète.) Qu’est-ce que cela signifie ?

FAVART, revenant vivement.

Grande nouvelle ! grande nouvelle ! quel honneur pour vous, mon cher Hector… C’est le marquis de Pontsablé, c’est le gouverneur de l’Artois qui vient vous voir. (Criant au fond.) Par ici, par ici, monseigneur !… (A Hector.) Moi je cours endosser ma livrée… 

Il disparaît.

HECTOR, épouvanté.

Le marquis !… Le marquis chez moi !…

MADAME FAVART, poussant un cri étouffé.

Ah ! mon Dieu !

HECTOR, à madame Favart.

Et vous qui me disiez qu’il ne quittait jamais Arras…

MADAME FAVART, attérée.

Le sort s’acharne !

HECTOR.

Il va me demander à voir ma femme…

MADAME FAVART.

C’est évident…

HECTOR.

Le voici… (A madame Favart.) Je suis perdu !…

MADAME FAVART reprenant confiance.

Peut-être. Ou peut-être pas !…

Elle sort vivement, récupérant une robe de Suzanne.

 

Scène III

 

HECTOR, LE MARQUIS DE PONTSABLÉ, Officiers de sa suite, Paysans et Paysannes, au fond.

N°11 – CHŒUR ET COUPLET DES AIEUX.

CHŒUR.

Honneur, honneur

A mon seigneur

Le gouverneur !

Honneur, honneur

A monseigneur !

PONTSABLÉ.

Cet accueil très flatteur dont je suis enchanté

N’est après tout que mérité,

Dernier des Pontsablé, je suis la noble trace des chefs

Des chefs de mon illustre race.

I

Mes aïeux, hommes de guerre,

Dans le fond gens excellents,

Mais sujets à la colère,

N’étaient pas très-endurants !

Pour un rien, une vétille,

Ils rageaient à qui mieux mieux…

Enfoncer une bastille

Ce n’était qu’un jeu pour eux !

Par respect pour ma famille,

Je fais comme mes aïeux !

LE CHŒUR.

Par respect pour sa famille,

Il fait comme ses aïeux !

PONTSABLÉ.

II

Mes aïeux auprès des femmes

Étaient très  entreprenants,

Et beaucoup de nobles dames,

Les eurent pour leurs galants.

Leur longue histoire fourmille

Des exploits les plus fameux.

Nobles dames ou jeunes filles,

Rien n’était sacré pour eux !

Par respect pour ma famille,

Je fais comme mes aïeux !

LE CHŒUR.

Par respect pour sa famille,

Il fait comme ses aïeux !

 

PONTSABLÉ, à la foule.

Maintenant, vous m’avez bien vu,

Je vous ai montré ma personne,

De vos cris je suis rebattu.

Eloignez-vous, je vous l’ordonne.

Par respect pour ma famille,

Je fais comme mes aïeux !

LE CHŒUR.

Par respect pour sa famille,

Il fait comme ses aïeux !

Tout le monde se retire.

 

Scène IV

HECTOR, PONTSABLÉ.

PONTSABLÉ, à Hector.

Enfin ! nous pouvons causer… Ce n’est pas moi que vous attendiez, avouez-le…

HECTOR, troublé.

En effet… j’étais loin de supposer que vous me feriez l’honneur…

PONTSABLÉ.

Une affaire importante qui m’appelle à Douai… Vous comprenez que je n’ai pas voulu descendre chez un autre que chez vous !…

HECTOR.

Vous êtes vraiment trop bon… trop bon…

PONTSABLÉ.

Ainsi, vous voilà tout à fait installé ?

HECTOR.

Tout à fait… et je remercie monsieur le marquis de la faveur qu’il m’a faite en me nommant.

PONTSABLÉ.

Ne parlons pas de ça… Votre mérite… vos talents : vos hautes capacités vous désignaient à mon choix…

HECTOR.

Je suis confus…

PONTSABLÉ.

Avec moi, jamais de passe-droit… je ne me laisse pas influencer… (Changeant de ton.) Et votre femme, comment va-t-elle ?

HECTOR.

Ma femme ?… (A part.) Nous y voilà !… (Haut.) Elle bien, monseigneur, elle va très-bien…

PONTSABLÉ.

J’en suis ravi… et j’ai hâte de lui présenter mes hommages…

 

HECTOR, balbutiant.

Oui… vous voulez lui présenter ?…

PONTSABLÉ.

Mes hommages… naturellement…

HECTOR.

Naturellement… mais c’est que c’est impossible.

PONTSABLÉ.

Comment ! impossible ?…

HECTOR.

Elle est sortie…

PONTSABLÉ.

Je l’attendrai…

HECTOR.

Elle ne rentrera que dans trois jours !…

PONTSABLÉ.

Dans trois jours !…

HECTOR.

Elle est allée voir une pauvre malade, une de ses amies de pension qui a soixante-dix-sept ans… (Il se reprend.) Non… je veux dire… dont la mère a soixante-dix-sept ans !… Alors, vous comprenez…

PONTSABLÉ.

C’est fâcheux !…

HECTOR.

Ah ! oui !…

PONTSABLÉ.

Et je suis désolé…

HECTOR.

Moi aussi…

PONTSABLÉ.

Est-ce qu’il n’y a pas moyen de la faire prévenir ?…

HECTOR.

Oh ! pas moyen… vous comprenez… une malade… quatre-vingt-dix-sept ans !

PONTSABLÉ.

Soixante-dix sept !

HECTOR.

Oui… oh, euh… quatre-vingt sept ?

 

Scène V

Les Mêmes, FAVART, en grande livrée.

FAVART, entrant. 

Monsieur !…

HECTOR.

Qu’est-ce que c’est ?…

FAVART.

Je viens prévenir monsieur que madame est rentrée…

HECTOR, à part.

Bon sang, l’animal !…

PONTSABLÉ.

Bon… très-bien… C’est que la vieille dame va mieux…

HECTOR.

C’est impossible… Il ne sait pas ce qu’il dit… tu te trompes… (Il fait des signes à Favart.) Ma femme n’est pas rentrée.

FAVART, sans le voir.

Mais, si, monsieur, puisque je viens de lui parler…

HECTOR, désolé. — À part.

Il ne comprend rien…

PONTSABLÉ, à Hector.

C’est drôle… vous paraissez tout troublé…

HECTOR.

Moi… du tout… au contraire… (Vivement.) Monseigneur désirerait-il prendre un verre de liqueur et un biscuit ?

FAVART.

Du biscuit de Savoie… nous en avons de délicieux.

PONTSABLÉ.

Volontiers, mais plus tard. (A Hector, montrant Favart.) Quel est ce garçon ?…

HECTOR.

C’est… Benoît… un de mes domestiques.

PONTSABLÉ, examinant Favart.

Il a l’air fort intelligent, ce Benoît…

HECTOR, grommelant.

Oui, très-intelligent… (A Favart.) Va-t’en !

FAVART.

Oui, monsieur… Ah ! j’oubliais…

HECTOR.

Quoi encore ?…

 

FAVART.

Madame fait demander à monsieur à quelle heure il faut allumer dans les salons pour la fête de ce soir…

PONTSABLÉ, étonné.

Une fête… Comment, vous donnez une fête ?…

HECTOR, à part.

Bon sang, le maladroit…

Il fait des signes à Favart.

FAVART, étonné, répétant les gestes d’Hector.

Qu’est-ce qu’il a donc à faire comme ça ?…

HECTOR.

Oh ! une fête… c’est-à-dire…

FAVART.

Une fête superbe… pour célébrer l’installation de monsieur…

HECTOR, à part.

Il est enragé !… (Haut.) Quelques personnes…

FAVART.

Monsieur a invité toute la ville… les salons seront combles…

HECTOR, à part.

Il ne se taira pas !…

PONTSABLÉ, à Hector.

Et vous ne me soufflez pas un mot de tout cela ?…

HECTOR.

L’émotion… le plaisir de vous voir… et puis je sais que les nombreuses affaires de monsieur le marquis ne nous permettent pas d’espérer l’honneur de sa présence…

PONTSABLÉ.

Pourquoi donc ?… Au contraire… je me ferai un véritable plaisir d’assister à cette fête.

HECTOR, à part t.

Ah ! bon ! me voilà bien !… (A Pontsablé) Quelle heureuse nouvelle ! (A Favart avec colère.) Va-t’en !

FAVART.

Mais, monsieur, permettez…

HECTOR, à part.

Il va encore dire quelque sottise… (Haut.) Veux-tu t’en aller, crétin, idiot !…

FAVART.

Oui, monsieur… (A part.) Si j’y comprends quelque chose…

PONTSABLÉ.

Comme vous le secouez, ce pauvre garçon… (A Favart.) Mon ami !… (A Hector.) Voulez-vous me permettre de lui donner un ordre ?…

HECTOR, avec abattement.

Tout ce que vous voudrez, marquis, vous êtes chez vous !… (A part.) Je n’en puis plus !

PONTSABLÉ, à Favart.

Mon ami, va dire à ta maîtresse que le marquis de Pontsablé désire lui présenter ses hommages…

FAVART.

Oui, monseigneur, j’y cours… (Voyant Hector qui lui fait de nouveau des gestes.) Mais qu’est-ce qu’il a donc ? il est malade…

Il sort.

HECTOR, à part.

Allons ! c’est fini, impossible de lutter davantage… autant tout lui dire… (Haut.) Monseigneur, un mot… ma femme… que vous avez vue à Arras… ne peut paraître devant vous…

MADAME FAVART, paraissant déguisée en Suzanne.

Allons vite… des fleurs partout… Remplissez les jardinières…

PONTSABLÉ.

Eh ! mais… la voilà… c’est elle…

HECTOR, à part.

Justine !…

 

Scène VI

MADAME FAVART, PONTSABLÉ, HECTOR puis SUZANNE.

PONTSABLÉ, allant au-devant d’elle.

Venez, venez donc, belle dame…

MADAME FAVART, jouant la surprise.

Monsieur de Pontsablé !… Quelle aimable surprise !…

HECTOR, bas et vivement.

Vous me sauvez encore ! merci !

PONTSABLÉ, à madame Favart.

Que je suis donc ravi de vous revoir… Alors, cette vieille dame va mieux ?…

MADAME FAVART, étonnée.

Quelle vieille dame ?… (Hector lui fait des signes.) Oui… oui… beaucoup mieux… je vous remercie… (Changeant la conversation.) Est-ce que nous aurons le bonheur de vous posséder longtemps à Douai ?

PONTSABLÉ.

Mon Dieu… je ne sais pas encore au juste… (A part.) Lançons mon hameçon et examinons bien mon lieutenant de police… (Haut. — Regardant Hector en face et accentuant bien chaque mot.) Cela dépendra de madame Favart.

HECTOR, vivement.

De madame Favart ?…

MADAME FAVART, à part.

Hein ?

PONTSABLÉ, examinant toujours Hector, à part.

Il a tressailli… mes renseignements étaient exacts… (Haut.) Oui, je ne suis ici que pour elle… elle s’est enfuie de son couvent et il faut absolument que je la retrouve… Ordre du maréchal de Saxe…

MADAME FAVART, s’oubliant.

Ah !… du maréchal !… (Se reprenant aussitôt.) Ah ! du maréchal !

PONTSABLÉ.

Oui ! (A Hector.) Vous m’aiderez, Boispréau.

HECTOR, balbutiant.

Certainement… c’est mon devoir…

PONTSABLÉ.

On m’a signalé sa présence dans cette ville, avez-vous quelque indice ?…

HECTOR.

Aucun…

MADAME FAVART.

Aucun !…

PONTSABLÉ.

Aucun, c’est singulier…

HECTOR.

Je ne l’ai même jamais vue…

PONTSABLÉ.

Ah ! vous ne l’avez jamais… moi non plus, du reste.

MADAME FAVART, à part.

Heureusement…

PONTSABLÉ.

Et c’est bien là ce qui me gêne… (A madame Favart.) Car on la dit très-rusée cette comédienne !…

MADAME FAVART.

Eh ! ne le sont-elles pas toutes !… Ah ! ces actrices… Ah ! pouah !… quel métier !… Tenez, marquis, ne me parlez pas de ce monde des coulisses… il me porte sur les nerfs…

PONTSABLÉ.

Je le crois… quand on a votre distinction, votre noblesse… Oh ! du premier coup d’œil on voit la différence qui existe entre ces femmes de théâtre et une femme du monde… comme vous, madame.

MADAME FAVART.

Vous êtes physionomiste…

 

PONTSABLÉ.

On le dit ! (Il lui baise la main. — À part.) Elle est idéale ! (A Hector.) Mais revenons à cette comédienne. Je vais vous signer un ordre d’arrestation.

HECTOR, montrant la table.

Tenez, monseigneur, là… (Pontsablé s’asseoit. — Suzanne parait au fond de la scène) Oh ! ma femme !

Pontsablé écrit.

SUZANNE, entrant vivement et courant à Hector.

Me voici…

HECTOR, bas et vivement.

Tais-toi !

MADAME FAVART, à part.

Elle va tout gâter.

HECTOR, poussant Suzanne hors de la vue de Pontsablé

Et disparais… ou je suis perdu !…

Cachant Suzanne, stupéfaite.

PONTSABLÉ, levant la tête.

Qu’est-ce donc ?

HECTOR, très-troublé.

Rien, monseigneur… rien… je disais… Quel beau temps… quel superbe temps pour les asperges…

FAVART, entrant.

Oh, des asperges, alors je viens… (Il se trouve en face de madame Favart.) Hein !… ma femme en grande dame !

MADAME FAVART, le poussant hors de la vue de Pontsablé

Tais-toi…

HECTOR, à part.

À l’autre maintenant.

MADAME FAVART.

Pas un mot et disparais…

Le cachant.

PONTSABLÉ, levant la tête.

Qu’y a-t-il ?

MADAME FAVART.

Rien, monseigneur, rien… je disais… Quel beau temps… quel superbe temps pour les petits pois…

PONTSABLÉ, se levant.

Les oreilles me cornent donc… (Donnant un papier à Hector.) Voici l’ordre.

HECTOR, le prenant.

Bien, monseigneur… (A part) Quelle situation !…

PONTSABLÉ.

Mais cela, bien entendu, n’empêche pas la fête de ce soir… et je vais vous demander une grâce… mon cher ami…

HECTOR.

Laquelle, monseigneur ?… (A part.) Il m’effraie…

PONTSABLÉ, montrant madame Favart.

Celle de présenter votre charmante femme à toute la noblesse de la ville…

SUZANNE, à part.

Sa femme !…

FAVART, même jeu.

Sa femme !…

HECTOR, à part.

Ah ! bon… il ne manquerait plus que ça.

PONTSABLÉ.

Vous me permettrez seulement d’aller donner quelques soins à ma toilette…

HECTOR.

Certainement… ! (Appelant.) Jean ! Conduisez monseigneur à sa chambre… la chambre des antiquités…

PONTSABLÉ, se redressant.

Comment ! des antiquités !

MADAME FAVART.

C’est la plus belle… Allez, cher marquis, et revenez-nous bien vite…

PONTSABLÉ.

Le plus tôt possible… (A Hector en sortant.) Boispréau, votre femme est un ange… (Au fond.) Elle est idéale…

Il sort.

 

Scène VII

MADAME FAVART, HECTOR, FAVART, SUZANNE.

N°12 – QUATUOR.

SUZANNE.

Ah ! c’est affreux !

FAVART.

Ah ! c’est infâme !

SUZANNE.

On nous trompait !

FAVART.

Indignement !

SUZANNE.

Parlez, monsieur !…

FAVART.

Parlez, madame ?…

SUZANNE.

Expliquez-vous !…

FAVART.

Et vivement !

MADAME FAVART, à Charles

Deux mots vont suffire

Pour calmer tes sens.

HECTOR, à Suzanne.

Je vais tout te dire,

Écoute et comprends…

Pour que monsieur ton père

Consente à nous unir.

MADAME FAVART.

De ton réduit sous terre

Pour que tu puisses fuir.

HECTOR.

Qu’était-il nécessaire

Avant tout d’obtenir…

MADAME FAVART.

La place. Mais que faire ?

Et comment réussir ?

Il fallait…

HECTOR.

Qu’une dame…

MADAME FAVART.

Allât

HECTOR.

Chez le marquis,

MADAME FAVART.

Sous le nom…

HECTOR.

De ma femme…

MADAME FAVART.

J’y courus…

SUZANNE.

Bon, j’y suis !…

MADAME FAVART.

J’obtins tout.

FAVART.

Saprelotte !…

MADAME FAVART.

Or, il faut…

HECTOR.

Devant lui…

MADAME FAVART.

Qu’ici rien…

HECTOR,

Ne dénote…

MADAME FAVART.

Notre fraude…

HECTOR.

Aujourd’hui…

MADAME FAVART.

Car le vieux…

HECTOR.

Mascarille…

MADAME FAVART.

Par malheur…

HECTOR.

S’il l’apprend…

MADAME FAVART.

Pour Hector…

HECTOR.

La Bastille !

MADAME FAVART.

Et pour moi…

HECTOR.

Le couvent !

MADAME FAVART.

La Bastille !

FAVART.

Le couvent !

ENSEMBLE.

La Bastille et le couvent !

Plus souvent !

HECTOR, à Suzanne.

Il faut, tu vois bien,

C’est le seul moyen,

Quelque part en ville

Chercher un asile…

SUZANNE.

Quoi ! sans nul souci

Te laisser ici

Le charmant programme 

Seul avec madame !

MADAME FAVART.

Oh ! quant à cela…

FAVART.

Ne suis-je pas là ?

HECTOR, à Suzanne.

Pars, ma chère amie,

Pars, je t’en supplie…

SUZANNE, parlé.

Partir… Partir !…

COUPLETS SUZANNE.

I

Après quelques jours seulement

De ménage,

A m’en aller complaisamment

On m’engage,

Afin qu’une autre, me chassant,

Quelle audace !

Près de mon mari sur-le-champ

Me remplace.

Non, non ! Halte-là !

Si cela vous va,

Moi ça ne peut pas faire

Mon affaire !…

Je n’me suis pas marié’pour ça !…

II

De l’amour m’en tenant ici

Au prélude,

Quand déjà j’ai pris d’un mari

L’habitude ;

Il faudrait, hélas ! que bien loin

Pour vous plaire,

Je reste dans un petit coin

Solitaire !…

Non ! non ! halte-là !…

Etc.

FAVART, HECTOR et MADAME FAVART.

Eh bien ! que la Bastille s’ouvre !

SUZANNE, vivement.

Non ! non ! je vais partir…

FAVART, HECTOR et MADAME FAVART.

Merci !

SUZANNE, à part.

Si toutefois, je ne découvre

Le moyen de rester ici !…

ENSEMBLE

SUZANNE.

Avec prudence

Fuyons bien loin,

De mon absence

On a besoin !

Pour qu’il évite

Un sort fâcheux,

Il faut bien vite

Quitter ces lieux !

FAVART et MADAME FAVART

Avec prudence

Fuyez bien loin,

De votre absence

On a besoin !

Pour qu’il évite

Un sort fâcheux,

Il faut bien vite

Quitter ces lieux 

HECTOR.

Avec prudence

Fuis et bien loin,

De ton absence

On a besoin !

Pour que j’évite

Un sort fâcheux,

Il faut bien vite

Quitter ces lieux !

Suzanne sort avec Hector.

 

Scène VIII

 

FAVART, MADAME FAVART.

FAVART, prenant la main de sa femme et la faisant descendre.

Pardon, madame Favart, un mot s’il vous plaît !…

MADAME FAVART, étonnée.

Qu’est-ce que tu as ?

FAVART.

De quoi avez-vous causé l’autre jour avec le gouverneur ?

MADAME FAVART, moqueuse.

Des soupçons… Oh ! Charles !

FAVART, accentuant.

De quoi avez-vous causé ?… De quoi ?

MADAME FAVART.

Quels regards !… (Riant.) Ah ! ah ! ah ! ah ! (Apercevant Pontsablé qui paraît au fond.) Tiens, le voici, le gouverneur !… Tu peux le questionner toi-même… (Riant.) Ah ! ah ! ah !

FAVART.

Mais oui, je vais le questionner !

 

Scène IX

Les Mêmes, PONTSABLÉ.

PONTSABLÉ, en grande toilette, à part.

Elle est encore là… Je suis assez coquet, il me semble… Je peux me lancer…(S’avançant vers madame Favart.) Eh ! mon Dieu ! belle dame, vous me paraissez d’une gaîté…

MADAME FAVART, toujours riant, montrant Favart.

C’est cet imbécile de Benoît… qui ne dit et ne fait que des sottises… (semblant légère, mais avertissant Favart) s’il continue, nous ne pourrons pas le garder.

FAVART, à part.

Bon ! elle se moque de moi par-dessus le marché !

PONTSABLÉ.

Vraiment ?… Eh bien ! moi, il ne me déplaît pas ce garçon… et je le prends à mon service…

FAVART.

Vous, monseigneur ?

PONTSABLÉ.

Oui… et  tu vas me servir immédiatement…

FAVART, étonné.

Comment ça ?

PONTSABLÉ.

Tu vas voir… (Revenant à madame Favart.) Mais d’abord à nous deux… L’autre jour, traîtresse, vous vous êtes bien moquée de moi… à Arras…

MADAME FAVART, bas à Favart.

Tu vois, jaloux !

FAVART, bas et vivement.

Pardonne-moi… je ne le ferai plus…

MADAME FAVART, à Pontsablé.

Me moquer de vous !… Ah ! marquis, pouvez-vous supposer ?… Le respect que je vous dois…

PONTSABLÉ.

Laissons le respect de côté… et puisque le hasard me procure en ce moment un charmant tête-à-tête, je veux en profiter…

MADAME FAVART.

Nous ne sommes pas seuls.

PONTSABLÉ.

Oh ! un domestique…

MADAME FAVART.

Oui, mais si on entrait !…

PONTSABLÉ.

C’est ici (Montrant Favart.) que notre compère va m’être utile. Tu vas te placer là… au fond… en sentinelle… et si tu vois venir le mari…

FAVART.

Le mari ?… Ah ! oui, oui… le mari !…

PONTSABLÉ.

Tu me préviendras… (cherchant des yeux et apercevant sur la table une sonnette qu’il lui donne.) en agitant cette sonnette. (A madame Favart.) Vous voyez qu’il n’y a aucun danger…

MADAME FAVART, souriant.

En effet !…

FAVART.

Oui, monseigneur… (Au fond.) Eh bien, voilà un joli rôle qu’on me donne à jouer ! 

 

Scène X

PONTSABLÉ, MADAME FAVART, FAVART au fond, puis Marmitons, puis Tapissiers.

PONTSABLÉ, revenant, à madame Favart, avec chaleur.

La place est à moi !… entamons vigoureusement. 

Enfin, madame, je puis donc vous dire que vous êtes adorable et que je vous aime à la folie.

FAVART, au fond, à part.

Oh ! oh ! comme il s’enflamme… Je vais lui servir un petit plat de ma façon ! 

PONTSABLÉ, à madame Favart.

Oui, vous êtes une déesse, digne d’une position plus élevée… ce qu’il vous faut, c’est un adorateur qui puisse satisfaire vos moindres caprices… Eh, bien ! dites un mot et je mets ma fortune à vos pieds.

 

N°13 – ENSEMBLE DE LA SONNETTE

MADAME FAVART.

Marquis, grâce à votre richesse,

Vous offrez  et même au delà

A qui sera votre maîtresse,

Chevaux, voiture et cætera !

Mon mari ne pourrait, je pense,

Me donner rien de tout cela ;

Entre vous, quelle différence…

PONTSABLÉ.

Elle est immense !

MADAME FAVART.

Vous, vous me promettez beaucoup,

Au risque d’être téméraire,

Lui ne me promet rien du tout,

Mais me donne le nécessaire,

Le nécessaire !

PONTSABLÉ.

Le nécessaire !

La belle affaire !

J’offre mieux entre nous

Car je t’aime, je t’aime.

Tu me vois ici-même

Tomber à tes genoux !

Il se jette à ses pieds. — Favart sonne.

Les marmitons entrent vivement

LES MARMITONS, bousculant Pontsablé.

Pour que Bacchus le tienne en joie,

Nous apportons à monseigneur

D’excellents gâteaux de Savoie,

Vins exquis et fine liqueur !

PONTSABLÉ, qui s’est relevé, furieux à Favart.

Ce drôle est des plus négligents !

Pourquoi faire entrer tous ces gens ?

FAVART.

Vous vous trompez, ce n’est pas moi,

Ce qui les fit venir, je crois,

C’est ma petite sonnette,

Ma sonnette mignonnette.

TOUS.

C’est la sonnette !…

 

FAVART.

Je vous le dis et c’est certain,

Le coupable c’est la sonnette,

Ils sont accourus au tin, tin

De ma sonnette mignonnette,

Tin ! tin ! tin !

PORTSABLÉ.

Si ce qu’il me dit est certain,

Si le coupable est la sonnette,

Que le diable soit des tin, tin

De cette sonnette indiscrète,

Tin ! tin ! tin !

MADAME FAVART.

Il a raison et c’est certain,

Le coupable c’est la sonnette,

Ils sont accourus au tin, tin

De la sonnette mignonnette,

Tin ! tin ! tin !

LES MARMITONS.

Nous devons être, c’est certain,

Attentifs aux coups de sonnette

Et nous’accourons aux tin, tin

De la sonnette mignonnette,

Tin ! tin ! tin !

PONTSABLÉ, furieux, aux marmitons.

Au diable ! Au diable allez-vous-en !

FAVART et MADAME FAVART, à part.

Il est furieux ! Ah ! C’est charmant !

Sur un geste de colère de Pontsablé, tous les marmitons se sauvent.

PONTSABLÉ, à Favart.

Toi, fais donc plus attention !

FAVART.

C’est mon grand zèle qui m’emporte…

PONTSABLÉ.

C’est bon, reprends ta faction.

FAVART.

Oui, je garderai bien la porte.

PONTSABLÉ, parlé.

Reprenons… Heureusement que j’ai du ressort… (A Madame Favart, avec feu.) Madame, ne me repoussez pas, vous ne savez pas ce que vous refuseriez… un mari, c’est un amoureux bien tiède, tandis que moi, je suis bouillant, et à toute heure du jour vous me trouverez prêt à vous prouver ma flamme.

MADAME FAVART.

En amour rempli de vaillance

Dites-vous  cette flamme-là,

Pendant toute votre existence,

A mes yeux se rallumera !

Mon époux  je le sais d’avance

Est bien moins brûlant que cela ;

Entre vous, quelle différence !

PONTSABLÉ.

Elle est immense !

MADAME FAVART.

Vous, vous me promettez beaucoup,

Au risque d’être téméraire.

Lui ne me promet rien du tout,

Mais me donne le nécessaire !

Le nécessaire !

PONTSABLÉ, avec chaleur à madame Favart.

Ici plus de contrainte,

Dans une douce étreinte

Laisse-moi t’enlacer,

Sur mon cœur te presser.

MADAME FAVART.

La demande est hardie,

Finissez, je vous prie.

PONTSABLÉ.

Tu ne peux refuser

D’accorder un baiser.

MADAME FAVART.

Un baiser ! Jamais !

PONTSABLÉ.

Écoutez ô ma mie !

Un baiser, je t’en prie !

Favart sonne. À ce moment, les tapissiers et marmitons entrent et séparent Pontsablé de Mme Favart.

CHŒUR DES TAPISSIERS.

Montés sur les échelles et clouant des écussons aux murs.

Pan ! pan ! pan ! pan ! amis, courage !

Pan ! pan ! pan ! pan ! cognant, frappant !

Pan ! pan ! pan ! pan ! faisons l’ouvrage !

Pan ! pan ! pan ! pan ! frappons gaiement !

PONTSABLÉ, furieux à Favart.

Ce drôle est des plus négligents !

Pourquoi laisser entrer ces gens ?

FAVART.

Vous vous trompez, ce n’est pas moi ;

Ce qui les fit venir, je crois,

C’est ma petite sonnette,

Ma sonnette mignonnette.

TOUS.

C’est la sonnette !

REPRISE DE L’ENSEMBLE.

FAVART.

Je vous le dis et c’est certain,etc.

PONTSABLÉ.

Si ce qu’il me dit est certain,etc.

MADAME FAVART.

Il a raison et c’est certain, etc.

LES MARMITONS.

Nous devons être, c’est certain, etc.

LES TAPISSIERS.

Pan ! pan ! Pan ! etc., etc.

  1. ET MME FAVART

Tin tin tin,

Aux maudits sons des tin tin tin

PONTSABLÉ.

Tin tin tin,

Aux maudits sons des tin tin tin

Les tapissiers se sauvent par le fond.

 

Scène XI

PONTSABLÉ, MADAME FAVART, FAVART.

PONTSABLÉ.

C’est inouï !… Ça n’a pas de nom !… impossible de faire ma déclaration au milieu d’un pareil tohu-bohu !… (A madame Favart, très-vite.) Mais il faut que vous sachiez une chose, madame… J’hésitais à vous le dire… mais puisque vous me repoussez, puisque vous me sacrifiez à votre mari, apprenez que, lui, il vous trompe !… Oui, madame, il a une maîtresse !…

MADAME FAVART.

Allons donc !

PONTSABLÉ, continuant.

Qu’il cache ici dans votre propre maison !… (Avec éclat) Et cette maîtresse, c’est madame Favart..

FAVART, à part.

Hein ?

MADAME FAVART, à part.

Ciel !… (Haut.) Qui a pu vous dire… ?

PONTSABLÉ.

Une vieille amie à moi… que je n’ai pas vue depuis une trentaine d’années… la comtesse de Montgriffon.

MADAME FAVART, à part.

Elle m’avait reconnue…

PONTSABLÉ.

Elle m’a écrit un petit billet, où elle me donne rendez-vous ici ce soir… et c’est elle-même qui me désignera notre habile comédienne.

MADAME FAVART, à part, très-vivement.

Je suis prise !… Maudite vieille ! ah ! il faut absolument que je m’éloigne… Mais que faire ? (Par inspiration.) Ah ! une attaque de nerfs… (Haut.) Ah ! marquis !… marquis !

PONTSABLÉ.

Quoi donc ?

MADAME FAVART, avec des pleurs.

Vous m’avez ouvert les yeux… lui !… une maîtresse !… Ici !… chez moi !… oh ! c’est affreux !

PONTSABLÉ.

C’est indigne !

MADAME FAVART.

Oh ! que je souffre !… Je ne pourrai paraître à cette fête… mon pauvre cœur brisé… J’étouffe !… (Elle chancelle.) Ah ! ah !

PONTSABLÉ, la recevant dans ses bras et la renvoyant à Favart.

Elle se trouve mal !…

FAVART.

Ah ! mon Dieu !… (Bas à sa femme.) Qu’as-tu donc ?

MADAME FAVART, bas à Favart.

Tais-toi… c’est pour rire… (Renversant sa tête et criant.) J’étouffe !… ah ! ah !

FAVART, à part.

Bien joué l’évanouissement…

PONTSABLÉ, criant.

Des sels !… du vinaigre !

 

Scène XII

Les Mêmes, HECTOR, puis SUZANNE.

HECTOR, entrant.

Qu’y a-t-il ?

PONTSABLÉ.

Du vinaigre… des sels… il n’y a donc pas une femme de chambre ?…

SUZANNE, en soubrette, entrant.

On m’appelle ?

HECTOR, à part.

Suzanne !

SUZANNE, bas en passant devant lui.

Je vous avais bien dit que je trouverais un moyen de rester…

PONTSABLÉ, à Suzanne.

Secourez votre maîtresse…

MADAME FAVART, d’une voix languissante.

Merci… merci… je vais mieux… (Se levant.) Permettez-moi seulement de me retirer dans ma chambre…

HECTOR.

Je vais vous conduire…

MADAME FAVART, d’un ton sec.

C’est inutile… (A Favart.) Votre bras, Benoît…

FAVART.

Voilà, madame…

PONTSABLÉ, enchanté.

Elle est furieuse… très-bien !…

MADAME FAVART, se retirant et lançant une œillade à Pontsablé.

Au revoir… cher marquis…

Elle lui tend la main.

PONTSABLÉ, bas en lui baisant la main.

Puis-je donc espérer ?

MADAME FAVART, bas.

Oui… Quand vous tiendrez madame Favart !

Elle sort avec Favart qui la soutient.

 

Scène XIII

PONTSABLÉ, HECTOR, SUZANNE, puis FAVART.

PONTSABLÉ, à part, joyeux.

Elle est à moi !

HECTOR, à Suzanne.

On n’a plus besoin de vous, vous pouvez vous retirer.

SUZANNE.

Oui, monsieur !

PONTSABLÉ, regardant Suzanne.

Tiens ! tiens !… mais elle est gentille cette petite… viens ici, petite… Comment t’appelles-tu ?

SUZANNE, faisant la révérence.

Toinon, monseigneur… (A part.) Elle a pris mon nom, je prends le sien.

PONTSABLÉ.

Toinon !… c’est tout à fait champêtre… ça sent les foins… Sais-tu bien, soubrette, que tu es bien piquante !

HECTOR, rageant, à part.

Oh ! oh !… devant moi !

PONTSABLÉ.

Tiens, voilà un louis pour t’acheter une croix d’or.

SUZANNE.

Merci, monseigneur…

PONTSABLÉ.

Et un baiser par-dessus le marché…

Il essaie de l’embrasser.

HECTOR, n’y tenant plus.

Oh ! oh !… (A Suzanne.) Sortez, effrontée, sortez !

SUZANNE, s’éloignant.

Oui, monsieur… (A part, en sortant.) Il est jaloux… chacun son tour !…

Elle disparaît.

PONTSABLÉ, à lui-même.

C’est étonnant comme il rudoie ses domestiques…

FAVART, entrant par le fond.

Voici déjà des invités de monsieur qui arrivent.

HECTOR, avec humeur.

C’est bien, faites entrer.

 

Scène XIV

PONTSABLÉ, HECTOR, FAVART, Invités et Invitées, puis MADAME FAVART, en vieille douairière.

Musique en sourdine.

FAVART, annonçant dans le fond.

  1. le comte et madame la comtesse de Beaucresson, M. et madame le Barrois, M. le vidame des Ablettes, M. le baron et madame la baronne de Verpillac…

HECTOR, saluant.

Mesdames… messieurs…

PONTSABLÉ, à part.

Je ne vois pas la vieille comtesse de Montgriffon, me manquerait-elle de parole ?

FAVART, au fond, annonçant.

Madame la comtesse de Montgriffon !

HECTOR, à part.

Ma tante !… quel fâcheux contretemps ! (à Favart.) Mais ce n’est pas ma tante !

FAVART, bas.

Chut !… c’est ma femme !

PONTSABLÉ, allant à madame Favart.

Venez donc, chère comtesse, je vous attendais avec une impatience…

MADAME FAVART, en douairière.

Bonjour, marquis, bonjour ! (Le lorgnant.) Ah ! mon cher ! comme vous êtes changé ! quelle dégringolade !

PONTSABLÉ, vexé.

Vous trouvez… moi je vous ai reconnue tout de suite ! (A part.) C’est une ruine !

MADAME FAVART.

Ah ! nous étions mieux que ça autrefois, dans notre jeune temps… mais que voulez-vous ! on ne peut pas être et avoir été, n’est-ce pas ?… ah ! mon existence a été bien remplie, je ne me plains pas.

N°14 – MENUET ET RONDEAU DE LA VIEILLE 

MADAME FAVART.

Je passe sur mon enfance,

J’arrive à mes dix-sept ans ;

Cette époque d’innocence

Qu’on appelle le printemps !

Innocente !… j’ose à peine

Affirmer tant de vertu ;

Ce bon monsieur Lafontaine

Déjà !… chut !… je l’avais lu !

Quand passait sous ma fenêtre

Un jeune et bel officier,

Je sentais dans tout mon être

Un… je ne sais quoi vibrer !

Le cœur chaud, la tête prompte,

Quand vinrent mes dix-huit ans,

J’épousai monsieur le comte…

Vrai !… Je crois qu’il était temps !

Puis l’été… de vingt à trente.

Tout bas, je l’avoue ici…

Cette saison trop brûlante…

Fut fatale à mon mari !

A quarante ans c’est l’automne.

Au dire des amoureux,

C’est alors que l’arbre donne

Ses fruits les plus savoureux.

Mais, hélas ! l’hiver s’avance,

Il neige sur mes cheveux ;

Aux douceurs de l’existence

Il faut faire mes adieux !

A cette vie… un peu leste…

J’ai renoncé… malgré moi

Mais le souvenir m’en reste,

Et c’est encore ça, ma foi !

PONTSABLÉ, à lui-même.

Peste ! ce fut une gaillarde… (Haut.) Chère comtesse, je vous remercie d’être venue… (à Hector) Je vous ai dit, Boispréau, que j’étais venu à Douai pour y arrêter madame Favart ; vous m’avez promis de m’y aider… Eh bien, la besogne sera facile, attendu que vous cachez madame Favart ici même !…

HECTOR.

Moi !

MADAME FAVART.

Certainement, petit drôle…

HECTOR, bas à Favart.

Comment !… Mais qu’est-ce qu’il lui prend ? 

FAVART, bas.

Laissez-la faire… laissez-la faire.

PONTSABLÉ, à Hector.

Ah ! ah ! vous êtes confondu… je ne vous en veux pas… (A madame Favart.) Il ne vous reste plus qu’à me la montrer…

MADAME FAVART.

Vous êtes arrivé trop tard, mon bon ami… la cage est vide… l’oiseau est envolé. Madame Favart n’est plus ici depuis une heure…

PONTSABLÉ, très-agité.

Elle m’échapperait… mais le maréchal de Saxe va me révoquer… je suis destitué !…

MADAME FAVART.

Allons, allons… mon bon !… calmez-vous… tout n’est pas perdu… Je sais où est la belle.

HECTOR, stupéfait.

Hein ?

FAVART, bas.

Laissez-la faire… Laissez-la faire !

MADAME FAVART, lui donnant une lettre.

Voici un billet qu’elle adressait à mon neveu et que je viens d’intercepter au passage… (A Hector.) Grondez-moi donc, vous…

HECTOR, bas.

Oui… (Haut.) Comment ma tante, vous avez osé…

MADAME FAVART, sèchement.

Silence, Hector !

PONTSABLÉ.

Silence, Hector !… (lisant la lettre) « Mon cher Hector, je pars pour Saint-Omer où je vais me réfugier chez une de mes parentes, madame Dubois… j’espère enfin être à l’abri de mes persécuteurs… Justine Favart ! » (Avec joie.) Je la tiens !

MADAME FAVART.

Mais il ne faut pas perdre de temps…

 

PONTSABLÉ, vivement.

Pas une minute…

MADAME FAVART.

Il faut partir pour Saint-Omer…

PONTSABLÉ.

À l’instant même…

MADAME FAVART.

Partez vite, marquis ! (Bas à Hector.) Grondez-moi donc…

HECTOR.

Mais, ma tante…

MADAME FAVART.

Silence, Hector !…

PONTSABLÉ.

Silence, Hector ! (A Favart.) Vite, vite, ma voiture.

Favart remonte au fond pour donner l’ordre.

FAVART.

Voiture ! Voiture !

PONTSABLÉ.

Au revoir et merci… (Aux officiers.) En route, messieurs, en route pour Saint-Omer !

Il sort vivement avec les officiers. — Les invités sortent pour le voir partir.

 

Scène XV

MADAME FAVART, FAVART, HECTOR, puis SUZANNE. 

Un instant de silence.

FAVART, avec joie.

Parti !

HECTOR, de même.

Enfin !

MADAME FAVART, ôtant sa douillette, sa coiffe et jetant sa canne.

Eh bien, comment trouvez-vous que je m’en suis tirée ?

HECTOR.

Superbe !…

FAVART.

Tu as été tout bonnement splendide…

SUZANNE, entrant, toujours en soubrette.

Ah ! madame, je vous écoutais… et je vous admirais !

FAVART, à sa femme.

Je te ferai un rôle de vieille pour ta rentrée au théâtre…

MADAME FAVART.

Oui, mais en attendant, il faut fuir et gagner la frontière…

FAVART.

Tu as raison… la route est libre… partons !

 

PONTSABLÉ, du dehors.

Gardez bien toutes les issues, que personne ne puisse sortir !

TOUS LES QUATRE.

Lui !…

MADAME FAVART, vivement.

Du sang-froid !

 

Scène XVI

Les Mêmes, PONTSABLÉ, Les Invités.

N°15 – FINAL – CHŒUR ET ENSEMBLE

CHŒUR.

La fureur le transporte,

Que va-t-il se passer ?…

Et qui vient de la sorte,

Ainsi le courroucer ?

La musique continue en sourdine.

MADAME FAVART, à Pontsablé qui entre furieux.

Que signifie, cher marquis ?…

PONTSABLÉ.

Cela signifie que l’on voulait me bafouer.

MADAME FAVART.

Comment ?

PONTSABLÉ.

Heureusement que la première personne que j’ai rencontrée en sortant d’ici, c’est la vraie comtesse de Montgriffon qui arrivait dans son carrosse.

MADAME FAVART, à part.

Aïe !

FAVART, à part.

Très-scénique !… mais bien fâcheux !

PONTSABLÉ, à madame Favart.

Ai-je besoin d’ajouter que l’autre… celle qu’on m’a servie tout à l’heure, c’était madame Favart elle-même.

MADAME FAVART, à part.

Je suis prise !

SUZANNE et HECTOR.

Tout est perdu !

PONTSABLÉ, avec éclat.

Oui, madame Favart ! que je tiens enfin, et que je vais conduire au camp de Fontenoy… Ordre du maréchal de Saxe !

FAVART, s’élançant.

Du maréchal !… un instant ! je ne la quitte pas !… vous nous arrêterez ensemble !

PONTSABLÉ, étonné.

Qui donc êtes-vous ?

FAVART, se croisant les bras et avec force.

Je suis Favart !

PONTSABLÉ, joyeux.

Favart !… le mari et la femme !… je les tiens tous les deux… quel coup de filet !…

ENSEMBLE

PONTSABLÉ. 

Tous deux je les attrape !

Je les pince je les happe !

C’est avoir du bonheur!

La charmante aventure !

Cette double capture

Me fera grand honneur

La charmante aventure

Être la capture

De l’heureux gouverneur

Cette double capture Me fera bien sûr,

grand honneur.

FAVART.

Il nous attrape,

Le sort nous frappe !

C’est avoir du malheur !

L’aventure,

La capture,

Quelle absurde aventure

Être la capture

De ce vieux gouverneur

Je deviens la capture de ce vieux gouverneur,

de ce gouverneur.

HECTOR.

Ici j’échappe,

Le sort me frappe !

C’est avoir du malheur !

L’aventure,

La capture,

Ô funeste aventure

Être la capture

De ce vieux gouverneur

Sa femme est la capture de ce vieux gouverneur,

de ce gouverneur.

Ma femme est la capture de ce vieux gouverneur,

de ce gouverneur.

 

CHŒUR.

Il les attrape !

Le sort les frappe !

C’est avoir du bonheur !

L’aventure,

La capture,

La bizarre aventure

Cette double capture

Lui fera

grand honneur !

MME FAVART et SUZANNE

Ô funeste aventure

je deviens la capture

De ce vieux gouverneur

Ô funeste aventure.

Je deviens la capture de ce vieux gouverneur,

de ce gouverneur.

PONTSABLÉ.

Le mari Favart et sa femme

Je tiens les deux, bravo Marquis !

Mais agissons vite, agissons !

Madame, vous avez un talent exquis…

Il s’avance vers Suzanne.

SUZANNE, étonnée.

Moi !…

TOUS, à part.

Que fait-il ?

PONTSABLÉ, à Suzanne.

De la franchise

Car cette fois pas de méprise,

 La  comtesse vient à l’instant de tout m’apprendre en me disant

« Vous trouverez la délinquante

Sous les habits d’une servantes

Répondant au nom de Toinon » 

Vous ne pouvez plus dire non.

 

SUZANNE, vivement.

Mais je suis… je suis…

HECTOR, bas et vivement.

Ciel ! Il faut te taire !

PONTSABLÉ.

Vous êtes quoi ?

SUZANNE.

Que dois-je faire ?

PONTSABLÉ.

Eh bien ! vous êtes ?

SUZANNE, avec résolution.

Je suis, je suis…

Oui je suis madame Favart

Pour mentir il est trop tard.

PONTSABLÉ, enchanté.

Quelle victoire que la mienne !

MADAME FAVART, à Favart, bas.

Je suis sauvée !

FAVART, bas.

Et moi, mordienne !

Je suis un maître sot

D’avoir parlé trop tôt.

MADAME FAVART, bas à son mari, parlé.

Laisse-le faire et compte sur moi.

HECTOR, bas à sa femme, parlé.

Sois tranquille, je te rejoindrai.

PONTSABLÉ, joyeusement.

Et maintenant

Prenons la chose gaîment,

Partons sur-le-champ

Partons pour le camp !

MADAME FAVART puis TUTTI

Avec mon père, souvent

J’ai visité plus d’un camp ;

Je vous garantis, vraiment,

Que c’est un endroit charmant !

 

Après la guerre,

Le militaire

Aime à s’offrir

Quelque plaisir ;

Là, sous la tente,

On rit, on chante,

Rien n’est plus beau

Que ce tableau !

SUZANNE.

La vivandière

Verse à plein verre

Maintes liqueurs

A nos vainqueurs.

Puis la trompette,

Tout à coup jette

Dans tous les rangs

Ses sons bruyants.

 

Après la guerre,

Le militaire

Aime à s’offrir

Quelque plaisir ;

Là, sous la tente,

On rit, on chante,

C’est un très beau tableau !

 

MME FAVART et SUZANNE puis TUTTI

La foule immense

Soudain s’élance,

Et le tambour

Roule à son tour !

TOUS.

Tambour et trompette

Rataplan, Ratarataplan !

La fête est complète ;

Rien n’est charmant

Comme le camp !

Tambour et trompette

Rataplan, Ratarataplan !

La fête est complète ;

C’est charmant le camp,

Rataplan !

FAVART.

Et puis au commandement,

Ra ta plan !

Chacun s’élance gaîment,

Ra ta plan !

C’est un bruit étourdissant,

Ra ta plan !

Un coup d’œil éblouissant

Oui, c’est un bruit étourdissant

Ra ta plan !

 

TOUS.

Tambour et trompette

Rataplan, Ratarataplan !

La fête est complète,

Rien n’est charmant

Comme le camp !

Tambour et trompette

Rataplan, Ratarataplan !

La fête est complète,

C’est charmant le camp,

Rataplan !

Après la guerre,

Le militaire

Aime à s’offrir

Quelque plaisir ;

Là, sous la tente,

On rit, on chante,

C’est un très beau tableau !

La fête est Complète,

rataplan

Rien n’est charmant

Comme le camp

Rataplan !

Le rideau baisse.


Inter-acte

FAVART, « NICETTE », « MME MADRE », « M. SUBTIL »

Rideau fermé, sur le Proscenium.

FAVART, arrivant sur le proscenium, son carnet et sa plume à la main, réfléchissant.

O valeureux fils de Bellone,

Toi qu’une auréole environne… euh… Toi qu’une auréole environne…

(S’interrompant.) Voilà donc à quoi j’en suis réduit !… faire l’éloge du maréchal de Saxe alors que je lui dois toute ma misère… Allez donc rimer dans des conditions pareilles… Déserté par l’inspiration comme je le suis par ma chère Justine… (il jette carnet et plume)

Ah, décidément, la fatalité ne manque pas d’ironie ! C’est à croire parfois que mon destin a été composé par quelque facétieux librettiste de vaudeville.

Songer qu’il y a peu encore, je dirigeais le théâtre de la Monnaie de Bruxelles, qu’on me jouait sur la scène de l’Opéra-Comique, que ma « Chercheuse d’esprit » triomphait à plus de 200 reprises… Je tutoyais le succès, les portes de la gloire s’ouvraient devant moi… Et…

Et il aura suffi qu’un troupeau de barbons s’entichent de ma Justine pour que j’échoue ici, pataugeant dans la boue d’un camp militaire, réduit à donner le théâtre aux Armées au lieu de crouler sous les applaudissements du public parisien. La peste soit des barbons libidineux et de leur susceptibilité mal ordonnée !

Mais baste, puisque me voilà condamné aux publics en uniformes et aux tréteaux militarisés, qu’au moins ici aussi, mon talent éclate et transcende ma tragique destinée. Allons, au travail !

(il va vers la coulisse cour, récupère une liasse de feuilles (le livret de La Chercheuse d’esprit, et lance en entrouvrant légèrement le rideau de scène)

Holà, les artistes ! Moins d’oiseveté et plus de travail, je vous attends pour répéter.

Arrivée de « M.Subtil », finissant de s’habiller. 

SUBTIL

Ah Favart ! Nous voilà, ces dames finissent de pomponner et arrivent. Aurons-nous un public exigeant, aujourd’hui ? 

 

FAVART

Un public exigeant ? Vous vous croyez donc au Français ? C’est le Théâtre aux Armées, ici, vous n’ allez pas jouer devant le roi mais devant une assemblée de soudards surexcités par leur victoire d’hier. 

 

SUBTIL

Pfff, quel gâchis. Mais soit, même les rustres ont droit à la félicité artistique, et je serai heureux de leur dispenser quelques miettes de mon talent.

 

FAVART

Voilà, c’est ça. Et ces dames, sont-elles prêtes ? 

 

Arrivée de « Nicette » et « Mme Madré ».

NICETTE / MME MADRE

Nous voilà, cher maître, nous voilà.

 

FAVART

Bien. 

Nous reprenons la scène 2. J’espère que vous l’avez retravaillée depuis hier, je vous rappelle que nous jouons aujourd’hui même… certes, devant un piètre public bien indigne d’une œuvre comme ma Chercheuse d’Esprit (regard à Subtil), mais tout de même ! Allons. 

Vous connaissez la situation : Mme Madré donne sa fille Nicette à épouser à M. Subtil, qui, lui, va donner son fils à Mme Madré comme futur mari. Contrairement à leurs calculateurs parents, les enfants sont tous les deux innocents, en particulier Nicette…

 

NICETTE, bêtasse.

… Ah oui, elle est bien gentille, cette Nicette !

 

FAVART, sarcastique.

Voilà, vous avez à merveille résumé les choses, et quoique je n’aime pas dire du mal, elle est en effet bien gentille, cette Nicette. A défaut de ma chère Justine, vos occuperez fort bien l’emploi, mon amie (« Nicette », croyant que c’est un compliment, est ravie).

Bref, cette scène montre, non sans humour et talent, comme les fâcheux s’entichent à bien mauvais escient de l’innocence… (à part) C’est à croire que j’étais doué de préscience quand j’écrivis ces pages !

Allons-y : (à Nicette) Donc, ma chère, soyez idiote, (à M. Subtil), vous, soyez gonflé d’arrières-pensées libidineuses, (à Mme Madré) et quant à vous, soyez la pire mère qu’ait portée la Terre depuis cette infanticide de Médée !

 

Nicette, Mme Madré et M. Subtil se mettent en place, Favart s’installe en retrait près de la coulisse jardin. 

  1. SUBTIL

Approchez mon aimable fille !

Ah ! Que je la trouve gentille

Votre douceur gagne le cœur !

NICETTE

Le cœur !

  1. SUBTIL

Le cœur !

Pour vous Nicette je soupire

C’est l’effet d’un regard,

que vous m’avez lancé !

NICETTE

Lancé !

  1. SUBTIL

Lancé !

Soulagez mon martyre.

Pour jamais l’amour

m’a blessé !

NICETTE

Blessé !

  1. SUBTIL

Blessé!

MME. MADRÉ

L’entretien me fait rire.

 

  1. SUBTIL

De ces yeux si jolis 

Tous les coups sont partis.

Je meurs d’amour !

NICETTE

Hé bien tant pis

  1. SUBTIL

Ah ! L’aimable innocence

Rien encor n’a pus l’enticher

Quel plaisir quand j’y pense

De défricher son ignorance

MME. MADRÉ

Son esprit ne sortira non jamais de sa cosse,

Bête elle sera !

Après comme avant la noce,

Moi, dès son âge je n’ignorais rien.

  1. SUBTIL

Vous fûtes précoce, on le sait fort bien !

ENSEMBLE

  1. SUBTIL

Ah ! L’aimable innocence

Rien encor n’a pus l’enticher

Quel plaisir quand j’y pense

Ah! quel plaisir,

l’esprit,

Oui da,

Tout comme une autre lui viendra,

L’esprit certainement viendra

Tout comme une autre elle apprendra !

NICETTE

Je n’comprends rien

à tout c’qui m’disent ici

Je n’comprends rien

à tout c’qui m’disent

Je n’comprends rien !

MME. MADRÉ

Son esprit ne sortira non jamais de sa cosse,

Et bête elle sera !

Après la noce,

Jamais l’esprit ne sortira,

Jamais l’esprit ne lui viendra,

Et toujours bête elle sera

Oui toujours bête elle sera

Jamais l’esprit ne lui viendra !

 

FAVART, enthousiaste au début puis de moins en moins.

Bien, bien, tout cela n’est pas mal du tout. Certes, ce serait bien mieux encore avec ma chère Justine, mais il faut se contenter de ce que l’on a. 

Vous, messieurs c’était très bien ! C’était très bien ! Bon, vous c’était bien là-bas. Vous c’était bien … heu … c’est comme ci comme ça. Dites moi, vous ! On ne vous a pas entendu, on ne vous entend jamais !

 

Vous n’arrêtez pas de bavarder, faites attention, faites très attention ! Écoutez, j’ai une conception personnelle de l’ouvrage, ce n’est pas assez triomphal, pas assez orgueilleux, de l’orgueil bon sang ! C’est de la bouillie tout ça ! C’était pas mauvais, c’était très mauvais ! Voilà, exactement ! Alors reprenons au début ! 

 

A ce moment-là, retentissent les premières mesures instrumentales de l’entracte du 3ème acte.

FAVART 

Allons bon, les revoilà, ceux-là. Tant pis, fin de répétition. Allez, filez.

 

Tous les 4 disparaissent à cour, dans la maison réservée aux comédiens.

 


Acte troisième

AU CAMP DE FONTENOY 

Scène première

Soldats, Officiers, puis COTIGNAC, Les Fifres, Les Vivandières, Les Petits Soldats.

Au lever du rideau, tableau pittoresque et très-animé. Des soldats jouent aux cartes et aux dés sur des tambours, etc.

N°16  – INTRODUCTION.

CHŒUR DES SOLDATS.

Nous avons gagné la victoire,

Nous nous sommes couverts de gloire !

Au son du fifre et du tambour,

Chantons, buvons en ce beau jour !

LES PETITS FIFRES.

Petits fifres du régiment,

Avec des notes sans pareilles,

Nous charmons le soldat vaillant,

En lui déchirant les oreilles !

Pfitt ! pfitt ! pfitt !

Écoutez ça !

Car la musique

Pfitt ! pfitt ! pfitt !

La plus magique,

Oui, la voilà !

TOUS.

Pfitt ! pfitt ! pfitt !

Écoutez ça,

Etc.

LES VIVANDIÈRES.

Vivandières du régiment,

Des nôtres réchauffant le zèle,

On nous voit courir bravement

Où l’son du fifre nous appelle,

 

LES PETITS SOLDATS puis TOUS.

Petits troupiers du régiment,

Remplis d’ardeur et de vaillance,

Nous nous comportons brillamment,

Quand le fifre nous met en danse,

Écoutez ça !

Car la musique

La plus magique,

Oui, la voilà !

 

COTIGNAC, aux fifres et aux trompettes

Rompez les rangs !…

TOUS, rompant les rangs.

Vive le major !

Tous sortent, sauf Jolicoeur, Larissole et Sansquartier.

 

Scène II

COTIGNAC, LARISSOLE, SANSQUARTIER, JOLICOEUR

COTIGNAC.

Très-bien !

JOLICŒUR, aux autres.

Enfin… nous allons donc savoir…

Il se dirige vivement vers une des tentes pour soulever le rideau.

COTIGNAC.

Hé ! là-bas, Jolicœur… Qu’est-ce que vous faites là ?

JOLICŒUR.

Pardon, major, je regardais…

SANSQUARTIER.

Ne vous emportez pas, major… C’est Larissolle qui prétend qu’une femme a passé la nuit sous cette tente.

LARISSOLLE.

Un peu que je le prétends… puisque je l’ai vue…

JOLICŒUR, vivement.

Une femme !… une femme !… Est-ce vrai… monsieur le major ?

COTIGNAC, l’imitant.

Une femme… une femme !… voyez-vous, ce blanc-bec, comme il prend feu. Eh bien ! oui, c’est vrai, une femme et une femme charmante.

TOUS, l’entourant.

Qui ça ?… qui ça ?…

COTIGNAC.

Eh !… vous m’étouffez.., dégagez, dégagez… c’est madame Favart, parbleu !…

TOUS.

Madame Favart !

SANSQUARTIER.

La célèbre comédienne ?

COTIGNAC.

Elle-même !… En l’honneur de la victoire de Fontenoy, il y a aujourd’hui grande fête au camp,  et tout à l’heure, madame Favart jouera devant vous tous le rôle de la Chercheuse d’esprit qu’elle a créé à Paris.

JOLICŒUR.

Une comédienne, mon rêve ! (prenant le tricorne de Cotignac.)  

COTIGNAC.

Veux-tu laisser ça, toi… tu vois bien que tu perds ton temps. (Reprenant.) Oui, mes enfants… de plus elle chantera des vers en l’honneur du maréchal de Saxe, que M. Favart est en train d’improviser…

Roulement de tambour en coulisses.

TOUS.

Qu’est-ce que c’est que ça ?…

COTIGNAC.

C’est l’ordre du jour qui va vous donner les détails de la fête.

LARISSOLLE.

Courons l’entendre !

COTIGNAC.

Halte-là !… Qui m’aime me suive… (les trois soldats sortent en courant. — Seul à l’avant-scène.)  Attendez-moi donc, tas de clampins !

Il sort. 

 

Scène III

FAVART, SUZANNE

SUZANNE, sortant de la tente et courant à Favart, entré de l’autre côté.

Ah ! monsieur Favart !… Eh bien ?… pas de nouvelles d’Hector ?

FAVART.

Aucune… pas plus que de Justine… et pourtant je comptais sur elle… 

SUZANNE.

Qu’allons-nous faire ?

FAVART.

Ça je l’ignore… 

SUZANNE.

Dame ! il faudra bien avouer que je ne suis pas Mme Favart… Ah ! pourquoi suis-je venue ici ?

FAVART.

Tout ça, voyez-vous, c’est la faute de ce vieux croûton de gouverneur… de ce don Juan fossile… de ce…

SUZANNE.

Silence… le voici !…

 

Scène IV

Les Mêmes, PONTSABLÉ.

PONTSABLÉ, entrant vivement.

Madame Favart ! (Apercevant Favart et Suzanne.) Vous êtes là… Ah ! mes enfants, je suis aux anges… aux anges !… Je sors de chez le maréchal de Saxe… il a la goutte… Sans quoi il serait déjà venu vous faire une petite visite… Du reste il est enchanté… Il sait que c’est grâce à mon adresse que vous êtes au camp… Il m’a bombardé d’éloges… bombardé est le mot.

FAVART, avec ironie.

Eloges bien mérités.

PONTSABLÉ.

Je le crois… car j’ai été fin…

FAVART.

Oh ! oui… (A part.) Vieux satyre, va !…

PONTSABLÉ, à Favart.

Voyons, ça marche-t-il ?… Avez-vous terminé votre impromptu ?…

FAVART.

À peu près. (Déclamant).

O valeureux fils de Bellone !…

Toi qu’une auréole environne…

PONTSABLÉ.

Très-bien… (A Suzanne.) Et vous, madame, avez-vous repassé votre rôle ?

SUZANNE, embarrassée.

Mon rôle… oui… certainement. (A part.) Quelle position délicate !

PONTSABLÉ.

Alors, tout va bien… Tant mieux ! car j’ai une grande nouvelle à vous annoncer… Le roi vient d’arriver au camp et va assister à la représentation…

FAVART, effrayé.

Le roi ?…

SUZANNE, à part.

Ah ! mon Dieu !

PONTSABLÉ, à Suzanne.

Depuis longtemps il désirait vous voir jouer… votre fortune est faite.

SUZANNE, bas à Favart.

Ah ! il n’y a plus à hésiter…

FAVART.

Il faut tout lui dire…

SUZANNE, à Pontsablé.

Monseigneur !…

 

PONTSABLÉ.

Quoi ?…

SUZANNE.

Monseigneur, on vous a trompé… Je ne suis pas madame Favart !

PONTSABLÉ.

Hein ?…

FAVART.

Il y a erreur dans la personne… J’ai mis ça très-souvent dans mes pièces.

PONTSABLÉ, à Suzanne.

Mais alors, qui êtes-vous donc ?

SUZANNE.

Je suis… madame de Boispréau…

PONTSABLÉ, stupéfait.

La femme d’Hector… Il serait possible !…

SUZANNE, avec émotion.

Et je vous prie, monseigneur, je vous supplie de me permettre d’aller retrouver mon mari…

PONTSABLÉ, la regardant fixement.

Bon ! bon !… je comprends… (Riant.) Ah ! ah ! ah !

SUZANNE.

Comment ?

PONTSABLÉ.

Vous cherchez encore à m’échapper… Fi ! que c’est mal… vous voulez me jouer un petit tour dans le genre de l’autre.

SUZANNE.

Moi !

FAVART, à part.

Qu’est-ce qu’il dit ?

PONTSABLÉ.

Seulement on ne m’attrape pas deux fois !…

FAVART, à lui-même.

Comment ! il ne croit pas…

SUZANNE.

Mais, monseigneur, je vous jure…

PONTSABLÉ.

Mme Favart, ne jurez pas. Allez, c’est entendu, vous jouez la comédie à ravir… et je vous prédis tout à l’heure un énorme succès devant Sa Majesté !… Ah ! ah ! ah ! madame de Boispréau… Elle est un peu forte celle-là !… À bientôt, chère belle, à bientôt ! Et repassez votre rôle…

Il sort.

FAVART.

Eh bien ! vrai, je ne m’attendais pas à celle-là !…

SUZANNE, désespérée.

Que vais-je faire, moi ?

FAVART.

Retirez-vous dans votre tente, et attendons les événements.

SUZANNE, avec un soupir.

Attendons !

Elle entre sous la tente.

FAVART.

Et moi, rimons !…

Il sort. Hector et madame Favart, tous deux en costume de colporteurs, paraissent au fond, entourés par les soldats.

 

Scène V

HECTOR, MADAME FAVART, LE SERGENT, Les Soldats.

N°18 – CHŒUR ET TYROLIENNE

CHŒUR DES SOLDATS.

Allons, sans plus attendre,

Montrez, petits marchands,

Si vous avez à vendre

Beaucoup d’objets charmants.

LE SERGENT.

Quels sont ces deux petits bonshommes ?

Et que viennent-ils faire au camp ?

MADAME FAVART.

Vous voulez savoir qui nous sommes…

HECTOR.

On va vous le dire à l’instant.

ENSEMBLE.

MADAME FAVART et HECTOR.

Tyroliens de naissance,

Tout le jour nous chantons ;

Gagnant notre existence,

Du mieux que nous pouvons.

La, la, i, ti !

La, la, i, ti !

La, i, la !

 

LE SERGENT.

Sont-ils gentils tous les deux… Mais vous ne ferez pas beaucoup d’affaires avec nous, camarades.

MADAME FAVART.

Tant pis !

HECTOR.

Un peu plus loin, nous serons plus heureux.

LE SERGENT.

À votre aise… essayez… (aux soldats.) Et vous, alors, vous n’avons donc pas de travail à faire ? Allez !

Le Sergent et les soldats disparaissent, Hector et madame Favart restent seuls sur la scène.

MADAME FAVART.

Vous voyez, ça va tout seul… nous voilà de la maison… Il s’agit maintenant de savoir où est mon mari…

HECTOR.

Et ma petite femme.

MADAME FAVART.

Et de les avertir que tout est préparé pour notre fuite et qu’une voiture nous attend à cinq cents pas du camp… Cherchons !…

HECTOR.

Oui, cherchons bien vite !

MADAME FAVART, regardant autour d’elle et apercevant le théâtre.

Un théâtre !… Que c’est bête, tout de suite mon cœur a battu… Une affiche !…

HECTOR.

Venez… venez…

MADAME FAVART, s’approchant de l’affiche et lisant.

Madame Favart ! (A Hector.) Une minute seulement. (Lisant.) « Théâtre du camp à trois heures. Représentation devant le roi. » (S’arrêtant.) Devant le roi ! (Continuant.) « La Chercheuse d’esprit. Madame Favart remplira le rôle de Nicette… » Moi !

HECTOR.

Voilà qui est curieux !

MADAME FAVART, à elle-même.

Et le roi assistera… mais alors je pourrais peut-être… Oui ! mais dans ce costume… Bah ! ce sera bien plus original… C’est dit ! (Appelle le sergent Larose) Sergent ?

LE SERGENT.

Petit ?…

MADAME FAVART.

Est-il vrai que le roi soit au camp ?

LE SERGENT.

C’est authentique !… Même que voilà sa tente là-bas !…

MADAME FAVART.

Celle où flotte le drapeau ?

LE SERGENT.

Oui…

MADAME FAVART.

Merci, sergent !…

LE SERGENT.

Il n’y a pas de quoi.

Il sort.

HECTOR, à madame Favart.

Que voulez-vous faire ?

MADAME FAVART, avec résolution.

Hector, j’ai une autre idée.

HECTOR.

Une idée ?…

MADAME FAVART.

Une idée hardie, mais qui peut nous sauver.

HECTOR.

Expliquez-moi…

MADAME FAVART, vivement.

Non… plus tard… attendez-moi ici, je reviens.

Elle sort en courant

HECTOR.

Hein ?… Elle me laisse là… tout seul… (Il reprend son panier de colporteur) Ah ! si ce n’était pas pour ma femme… Oh !… Suzanne ! Suzanne !…

SUZANNE.

Mon nom !… (Elle aperçoit Hector, le reconnait et court à lui.) Hector !

HECTOR.

Elle !…

 

Scène VI

HECTOR, SUZANNE.

HECTOR, l’embrassant.

Enfin !… je te revois !…

SUZANNE.

Mon ami… quelle imprudence !

 

HECTOR.

Il n’y a pas de danger… nous sommes seuls.

SUZANNE.

Mais comment as-tu pu pénétrer dans ce camp ?

HECTOR.

Tu vois, grâce à ce costume de colporteur… Ah ! c’est que je n’y tenais plus, vois-tu… loin de toi… j’étais inquiet, tourmenté…

SUZANNE.

Et jaloux…

HECTOR avec humour.

Et jaloux… je ne m’en cache pas… Si tu crois que c’est rassurant de savoir sa jeune épouse au milieu d’un corps d’armée de soixante mille hommes parmi lesquels il y en a au moins… cinquante-neuf mille cinq cents de très-entreprenants…

SUZANNE.

Quelle folie !… c’est là justement ce qui devait te rassurer.

HECTOR, étonné.

Comment ?

N°19 – COUPLETS.

SUZANNE.

Le péril que court ma vertu

Bien à tort te trouble la tête ;

Et ma sécurité, vois-tu !

N’a jamais été plus complète.

S’il s’agissait d’un amoureux,

Tu pourrais n’être pas tranquille…

Mais ce n’est pas bien dangereux

Quand on en a… soixante mille !…

 

On peut d’un cœur compatissant,

A l’amant qui prie et s’enflamme

Laisser cueillir en rougissant

Le tendre baiser qu’il réclame ;

Mais, vrai ! l’on y regarderait

La tâche étant trop difficile 

Si par aventure, il fallait

En recevoir… soixante mille !

SUZANNE ET HECTOR.

Soixante mille

HECTOR, souriant.

Tu as raison, le nombre me rassure.

SUZANNE.

À la bonne heure !… Enfin l’important, c’est que te voilà… Et madame Favart ?

 

HECTOR.

Elle était avec moi… mais elle vient de partir comme une flèche.

SUZANNE, étonnée.

Ah ! où est-elle allée ?

HECTOR.

Je l’ignore.

SUZANNE.

Mais le temps presse.

HECTOR.

Je le sais bien. (Apercevant madame Favart au fond.) Ah !… la voici !

 

Scène VII

Les Mêmes, MADAME FAVART.

HECTOR et SUZANNE.

D’où venez-vous ?

MADAME FAVART.

De chez le roi !

SUZANNE.

Quoi ! vous avez osé ?…

MADAME FAVART.

Oui… et si vous aviez vu quel effet quand l’officier de service a annoncé : madame Favart !

N°20 – AIR

J’entrai sous la royale tente,

Le front baissé, toute tremblante,

Et je m’arrêtai, l’air penaud,

Roulant dans mes doigts mon chapeau.

Il se fit un profond silence,

Chaque courtisan, à part soi,

Se demandant si ma présence

Ne va pas déplaire au grand roi.

J’étais là, ne sachant que dire,

Quand j’entends un éclat de rire

Ah ! ah ! ah !

Je regarde un peu de côté…

Ça partait de Sa Majesté…

Ah ! ah ! ah !

Il prenait la chose au comique,

Aussitôt chaque courtisan

Et tout le corps diplomatique

S’empressèrent d’en faire autant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

Ce fut un rire mémorable.

Jugeant le moment favorable,

Je n’hésite plus, et ma foi,

Je me jette aux genoux du roi.

Alors au plus vite,

Je vous lui récite,

Je vous lui débite

Toutes mes raisons ;

Pour moi le caprice

Du bouillant Maurice

Qui met sa police,

A mes cotillons.

Je raconte ensuite

Notre double fuite,

Sans pain et sans gîte,

Et tous nos malheurs.

Je suis éloquente,

Je suis émouvante,

Et ma voix touchante

Se mouille de pleurs, oui de pleurs.

Ah ! ah ! ah !

Du marquis je vise

La sotte méprise,

Quand, dans sa bêtise,

Il nous arrêta.

Bref, toute l’affaire,

Et ta ti ta taire !

Et ta ti ta taire !

Et ta ti ta ta !

Daignant alors me relever,

Le roi me dit d’un ton léger :

« Nous savons, madame, qu’on vante

Votre grâce, et l’on nous a dit,

Qu’où vous êtes surtout charmante

C’est dans la Chercheuse d’esprit. »

« Mais, sire, enfin que dois-je attendre ?

C’est un plaisir de vous entendre » 

« Nous aurons ce plaisir ce soir

 À bientôt, madame, au revoir. »

Et me voilà, me voilà !

HECTOR.

C’est une affaire manquée.

MADAME FAVART.

Oui… et remarquez que maintenant me voilà forcée de jouer…

SUZANNE.

C’est vrai… impossible de désobéir à Sa Majesté…

MADAME FAVART.

Aussi, j’ai pris mon parti… oui, je paraîtrai sur ce théâtre… je jouerai, je chanterai, je danserai… j’y mettrai ma tête, mon cœur et mes jambes… je brûlerai les planches… et alors nous verrons…

 

HECTOR.

Et nous ?…

MADAME FAVART.

Vous, c’est une autre affaire… Il faut, quoi qu’il arrive, vous mettre à l’abri de la colère du gouverneur… Partez !…

HECTOR.

Vous abandonner !…

SUZANNE.

Jamais !…

MADAME FAVART.

Allons, pas d’enfantillage… (Donnant à Suzanne son manteau et son chapeau.) Prenez ce chapeau, ce manteau, et fuyez bien vite !

PONTSABLÉ, du dehors.

Oui, je vais la prévenir…

MADAME FAVART.

Le marquis ! (Les poussant à partir.) Mais allez donc !… allez donc !

Hector et Suzanne disparaissent par le fond.

 

Scène VIII

MADAME FAVART, PONTSABLÉ.

PONTSABLÉ, se dirigeant vers la tente de gauche.

Voyons si madame Favart est prête…

MADAME FAVART.

Tâchons de le retenir un instant pour leur donner le temps de s’enfuir… Bonjour, marquis…

PONTSABLÉ, étonné.

Bonjour, marquis… Voilà un garçon familier…

MADAME FAVART.

Un garçon… (baissant sa fausse barbe) regardez-moi bien…

PONTSABLÉ, stupéfait.

Madame de Boispréau !… que venez-vous faire ici ?… et sous ces habits ?

MADAME FAVART.

Ingrat !… vous me le demandez !…

PONTSABLÉ, hésitant.

Je vous le demande… pour le savoir…

MADAME FAVART.

Pontsablé ! je vous ai promis que si mon mari me trompait, je le tromperais avec vous… (Avec dignité.) Une honnête femme n’a qu’une parole !…

PONTSABLÉ, avec joie.

Alors c’est pour moi que vous êtes ici ?…

MADAME FAVART, jouant l’émotion.

Pour vous seul… Voyez ma rougeur !…

PONTSABLÉ, s’échauffant.

Je la vois… et je suis au comble de la félicité… Ah ! femme divine… femme idolâtrée… femme…

 

Scène IX

 

Les Mêmes, COTIGNAC.

COTIGNAC, arrivant.

  1. le gouverneur !… M. le gouverneur !…

PONTSABLÉ, à part.

Ah ! son père !

MADAME FAVART, à part.

Il arrive bien, celui-là !

COTIGNAC.

Je venais !… (Apercevant madame Favart et poussant un cri.) Ah !

PONTSABLÉ, à part.

Il a reconnu sa fille…

COTIGNAC, à part.

La servante d’Hector !… Et déguisée !

PONTSABLÉ, à madame Favart.

Evitez sa colère… allez !

Elle sort.

 

Scène X

PONTSABLÉ, COTIGNAC.

PONTSABLÉ, à part.

Tâchons de calmer ce père irrité…

COTIGNAC, riant, à part.

C’est bien Toinon !… La servante d’Hector… Oh !…

PONTSABLÉ, haut, à Cotignac.

Pas de bruit, pas d’éclat, mon cher Cotignac… Je comprends votre colère… elle est légitime… Ne touchez pas à votre sabre !

COTIGNAC, étonné.

Je n’y touche pas…

PONTSABLÉ.

Vous avez reconnu la personne qui était là ?

COTIGNAC, narquois.

Si je l’ai reconnue ! Je crois bien !… c’est…

PONTSABLÉ.

Chut !… Pas de bruit ! pas d’éclat !… Ecoutez-moi, Cotignac… j’ai une excuse… la passion !… Je l’aime cette femme !… (Vivement.) Ne touchez pas à votre sabre !…

COTIGNAC.

Mais je n’y touche pas…

PONTSABLÉ.

Quant à elle, mon ami, je vous jure qu’elle n’est pas coupable…

COTIGNAC.

Coupable ou non… qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?…

PONTSABLÉ, étonné.

Ça ne vous fait rien ?…

COTIGNAC.

À moi, rien du tout… et puisque vous y tenez tant que ça, vous n’avez qu’à dire à Hector de vous la céder…

PONTSABLÉ.

Vous croyez qu’il consentirait… ?

COTIGNAC.

Pourquoi pas ?… Il ne demande qu’à vous être agréable… D’ailleurs, je crois qu’il n’était pas très-content de son service… Et qu’il allait lui donner ses huit jours…

PONTSABLÉ, stupéfait.

Ses huit jours… il a une manière de s’exprimer…

COTIGNAC.

Seulement, c’est un drôle de goût que vous avez là… et il est regrettable qu’à votre âge vous donniez dans les cuisinières…

PONTSABLÉ.

Dans les cuisinières !… Mais ce petit paysan, c’est votre fille !… La femme d’Hector…

COTIGNAC.

Allons donc !… Jamais de la vie !… C’est sa domestique…

PONTSABLÉ, furieux.

Sa domestique !… Il m’aurait envoyé une bonniche… et moi, un Pontsablé, j’aurais courtisé une Margoton… une nymphe potagère !…

 

Scène XI

Les Mêmes, FAVART, Un Officier.

FAVART, entrant vivement.

Le roi est arrivé… Tout le monde se place… Nous sommes perdus…

UN OFFICIER, à Pontsablé.

Monseigneur, Sa Majesté ordonne que l’on commence à l’instant.

PONTSABLÉ.

Sa Majesté !… (A Favart.) Vite, monsieur, appelez vos artistes…

FAVART, abasourdi.

Oui, monseigneur ! (Remontant vers la maisonnette.) Nicette. M. Narquois, madame Madré…

LES ACTEURS, entrant.

Nous voilà !…

PONTSABLÉ.

En scène… en scène !… (Les acteurs montent sur le petit théâtre.) Et madame Favart… où est elle ?… Je cours l’avertir… oh ! ma tête !

Il sort vivement.

 

Scène XII

FAVART, seul.

Allons… c’est fini… la bombe va éclater… Il ne reste plus qu’une porte de derrière : « La mort ! » Vatel s’est tué pour moins que ça. Suivons l’exemple de cet illustre cuisinier.

 

Il pointe sa plume vers sa poitrine. — En entendant le chœur suivant, il s’arrête.

N°21 – CHŒUR ET DUO

CHŒUR EN DEHORS.

Favart ! Favart !

L’heure s’avance,

Pas de retard,

Que l’on commence ;

Favart ! Favart !

FAVART, se poignardant avec sa plume, parlé.

Finissons-en !… O Justine… Justine ! où es-tu ?

 

Scène XIII

FAVART, MADAME FAVART, en costume de Nicette de la Chercheuse d’esprit.

MADAME FAVART.

Me voilà !…

 

FAVART, stupéfait.

Toi ! … Est-ce bien toi ? ici ! … et dans le costume de Nicette ? … Comment se fait-il ?

MADAME FAVART.

Plus tard je t’expliquerai… mais… j’ai peur… va, j’ai bien peur…

DUETTO

ENSEMBLE.

MADAME FAVART.

Je tremble, je tremble !

Et c’est en vain que je combats,

La terre me semble

S’ouvrir et craquer sous mes pas.

Ah !

La terre me semble

Va craquer sous mes pas !

FAVART.

Tu trembles, tu trembles !

Je ne te comprends pas,

Et vraiment tu sembles

Faire aujourd’hui tes premiers pas.

Mordieu je ne te comprends pas !

FAVART.

Tu le vois, je suis brave… écoute,

Tu vas me suivre, et je vais, moi,

Sans crainte, te montrer la route.

Il s’élance vers le théâtre et monte l’escalier.

CHŒUR EN DEHORS.

Le roi ! le roi !

Qu’on fasse place !

Et chapeau bas devant le roi !

Favart redescend l’escalier, pâle et tremblant.

FAVART.

Le roi !

Tu l’as entendu, c’est le roi !

MADAME FAVART.

C’est le roi !

Le roi !

J’ai bien entendu !

Avec résolution.

Eh bien, non ! pas d’enfantillage !

Dans mon art, je trouve un soutien !

Et pour me donner du courage,

Embrasse-moi !

FAVART.

Je le veux bien.

MADAME FAVART, montrant sa joue.

Un gros baiser.

FAVART.

Bien doux ! bien tendre !

MADAME FAVART.

Qu’il sonne fort !

FAVART.

Il sonnera !

MADAME FAVART.

Allons, prends-le !

FAVART.

Je vais le prendre.

MADAME FAVART.

Dépêche-toi !

FAVART, l’embrassant.

Tiens, le voilà !

MADAME FAVART, montrant l’autre joue.

Un autre là !

FAVART.

Bien doux ! bien tendre !

Etc.

ENSEMBLE.

MADAME FAVART.

Ce bon baiser

M’a rendu mon courage ;

Sans plus tarder,

Mordienne ! à l’abordage !

FAVART.

Ce bon baiser

Lui rend tout son courage ;

Sans plus tarder,

Mordienne ! à l’abordage !

Madame Favart monte vivement sur le petit théâtre.

FAVART.

Ah !… je renais !… Place au théâtre ! (Il monte l’escalier.) Je frappe les trois coups !

 

Scène XIV

FAVART, sur le théâtre, PONTSABLÉ, puis COTIGNAC, Le Sergent, HECTOR et SUZANNE, puis Les Acteurs.

PONTSABLÉ, sortant de gauche.

Elle n’y est pas… je l’ai cherchée partout… 

 

FAVART, reparaissant.

Ça y est !… le rideau est levé !…

PONTSABLÉ, avec colère.

Mais il est fou !… Et madame Favart ?…

COTIGNAC, entrant.

Monseigneur !… monseigneur !… On vient de saisir un homme et une femme qui cherchaient à sortir du camp.

PONTSABLÉ, furieux.

Qu’est-ce que ça me fait ?

COTIGNAC.

On va les amener devant vous…

PONTSABLÉ.

Je n’ai pas le temps…

LE SERGENT, au fond.

Par ici, allons, marchez !…

Le sergent fait entrer Hector et Suzanne.

COTIGNAC, très-surpris.

Ma fille et mon gendre !…

PONTSABLÉ, même jeu.

Hector… et madame Favart !… (A Hector.) Ah ! ah ! je comprends… Un rapt !… Vous vouliez l’enlever… faire manquer la représentation…

FAVART, sur le théâtre.

Silence donc, là-bas… ma femme est en scène…

PONTSABLÉ.

En scène… Qu’est-ce qu’il chante, celui-là. (A Favart.) C’est impossible, puisque…

FAVART.

Comment impossible !… (Applaudissements au fond.) Vous êtes donc sourd comme un pot ? Vous n’entendez donc pas les applaudissements ? (Applaudissant de toutes ses forces.) Bravo ! Justine, bravo !…

PONTSABLÉ, abasourdi.

Je n’y suis plus du tout… oh ! ma tête !… (Avec force.) Ah çà ! voyons, qui trompe-t-on ici ?…

HECTOR.

Vous, monsieur le marquis.

PONTSABLÉ, sautant.

Moi !…

SUZANNE, vivement.

Mais vous nous pardonnerez…

PONTSABLÉ.

Vous pardonner… ah çà ! madame, qui donc êtes-vous ?

SUZANNE.

Mais, je vous l’ai dit, monseigneur !

HECTOR.

Ma femme !…

COTIGNAC.

Ma fille !…

PONTSABLÉ.

Sa femme… sa fille… Oh ! ma tête !… Mais, alors, on s’est moqué de moi ?…  (Furieux.) Morbleu !… Ventrebleu !…

TOUS LES TROIS.

Monseigneur…

PONTSABLÉ.

Arrière !… (Au sergent.) Vite… de quoi écrire. (A Hector, avec rage.) Ah ! vous m’avez bafoué, monsieur !… ah ! vous m’avez dindonné, monsieur… moi !… Un Pontsablé !… Mais, chacun son tour !… Je vous tiens !… et je vais prendre ma revanche !… Oh ! ma tête !… oh ! ma tête…

FAVART, sur le théâtre.

Mais, taisez-vous donc !… Vous troublez la représentation… On va vous faire sortir, vieux piaileur !…

PONTSABLÉ.

Cabotin !

FAVART, sur le théâtre.

Ça roule… ça roule !… chauffons, mes enfants… Le couplet au public maintenant. (Regardant par les plis de la tenture.) Bon, très-bien !… Le roi a souri… le grand roi a daigné sourire… (Applaudissements prolongée.) Quel succès !… quel succès !… c’est du délire !… (Applaudissements.) Bravo ! bravo ! Tous ! tous !… (S’essuyant le front.) Ah ! nous avons été beaux !

Il descend l’escalier, suivi des comédiens de La Chercheuse d’Esprit.

LES SOLDATS, hors scène.

Vive Favart !

FAVART, ému.

Braves militaires… (Agitant son chapeau.) Vive l’armée !…

 

Scène XV

Les Mêmes, MADAME FAVART,Les Soldats.

N°22 – CHŒUR.

Vive, vive Favart,

La reine de son art !

A sa grâce, à ses charmes,

Il faut rendre les armes,

Vive, vive Favart !

Madame Favart descend du théâtre et court à son mari.

MADAME FAVART.

Ah ! Charles !… Charles !… (Se jetant dans les bras de Favart.) soutiens-moi… Je me sens mourir !…

FAVART.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?… Tu pleures !

MADAME FAVART.

C’est de joie et de plaisir !… Oh ! je suis bien heureuse, va !…

PONTSABLÉ.

Bravo ! madame, bravo !… Mais si vous triomphez d’un côté… (Montrant Hector et Suzanne.) moi, je triomphe de l’autre…

MADAME FAVART, étonnée, à Hector et à Suzanne.

Quoi !… Vous ici !…

SUZANNE.

Hélas !…

HECTOR.

On nous a rattrapés !…

PONTSABLÉ, montrant le papier qu’il tient à la main.

Et voici mes ordres… La prison pour ces messieurs-dames… Soldats, assurez-vous de leurs personnes…

Des soldats s’emparent des Favart.

PONTSABLÉ

Et voilà comment triomphe la justice. 

FAVART.

Quoi ? Mais ça ne se termine quand même pas comme ça !

PONTSABLÉ.

Rideau !

Le rideau commence à se refermer, Offenbach arrive alors sur le plateau et fait signe de rouvrir le rideau.

OFFENBACH.

Non, non, attendez ! (le rideau se rouvre) 

PONTSABLÉ.

Quoi encore ? 

Offenbach fait entrer un soldat avec un bouquet.

OFFENBACH  au soldat.

Eh bien allez-y, vous !

UN SOLDAT, présente le bouquet à madame Favart.

De la part de Sa Majesté !…

FAVART.

Oh oh, un coup de théâtre !

MADAME FAVART.

Il est superbe… (Tirant un pli du bouquet.) Un billet !… Oh, il est du roi ! « Madame, vous fûtes divine, vous avez ravi en ce jour nos yeux royaux et nos royales oreilles ».

FAVART.

Et il n’y a pas aussi un petit compliment pour l’auteur ? 

MADAME FAVART

Un instant, il y a un second billet !… (Elle l’examine. Triomphante, à Pontsablé 🙂 Tiens donc. Monsieur, je vous informe que vous n’avez plus le droit de donner des ordres…

PONTSABLÉ.

Comment ?

MADAME FAVART, lui tendant le billet.

Tenez, lisez… Le roi accepte votre démission…

PONTSABLÉ, stupéfait.

Accepte… Mais je ne l’avais pas donnée…

MADAME FAVART.

Sa Majesté a pensé que vous aviez besoin de repos… (Riant.) Et franchement, je crois qu’Elle a bien raison…

PONTSABLÉ, douloureusement.

Oh ! ma tête…

HECTOR et SUZANNE, saisissant les mains de madame Favart.

Ah ! Madame…

Offenbach s’approche discrètement et ajoute un 3ème billet dans le bouquet.

FAVART, regardant faire Offenbach.

Mais… il y a encore autre chose !… Peut-être enfin quelque louange pour l’auteur.

MADAME FAVART, tirant du bouquet un nouveau pli.

Ah ! voyons !…

COTIGNAC, gaîment.

Ce n’est pas un bouquet… c’est une boîte aux lettres !…

MADAME FAVART, qui a lu, à Favart.

C’est pour toi. Le roi t’accorde le privilège de l’Opéra-Comique… Voilà le brevet !

FAVART.

Bravo !… Eh bien je t’engage comme premier sujet !…

PONTSABLÉ, à madame Favart.

Madame, vous êtes un démon !…

FAVART, fièrement.

Un ange, monsieur.

MADAME FAVART, souriant.

Ni l’un ni l’autre… une femme seulement… (A Pontsablé.) Et c’était bien suffisant pour vous vaincre.

PONTSABLÉ.

Elle est idéale !…

N° 23 – FINAL.

MADAME FAVART, au public.

De Favart, cett’femme d’esprit,

Ce soir j’ai pris l’habit.

Je n’sais comment ça s’fit !

Je tremblais fort, mais on m’a dit :

L’public te f’ra crédit,

Courage, ma fille,

Vendange, grappille !

Dans ma tâch’si j’ai réussi,

Puiss’-t-on dire en sortant d’ici

Faisant le geste d’applaudir.

Voilà comment ça s’fit !…

MADAME FAVART, accompagnée des autres Mme Favart

De Favart, cett’femme d’esprit,

Ce soir j’ai pris l’habit.

Je n’sais comment ça s’fit !

Je tremblais fort, mais on m’a dit :

L’public te f’ra crédit,

Courage, ma fille,

Vendange, grappille !

Dans ma tâch’si j’ai réussi,

Puiss’-t-on dire en sortant d’ici

Faisant le geste d’applaudir.

Voilà comment ça s’fit !…

 

CHŒUR FINAL

Après la guerre,

Le militaire

Etc., etc.

Le rideau baisse.

FIN