Pourquoi s’accorde-t-on sur le la ?

On a déjà expliqué dans ces mêmes pages comment un orchestre s’accorde en début de concert, et qui est chargé de mener ce processus étrange et donne le la à tous les participants. Mais cela ne nous dit pas pourquoi c’est cette référence commune que tout le monde va adopter durant les prochaines heures de ce concert. Petite histoire abrégée du la…

Quel la ?

Des la, il en existe tout un tas. Il suffit de regarder le clavier d’un piano pour en compter 8 différents. De tous ces la, c’est en réalité le la3 qui est utilisé comme référence. C’est celui qui se place entre les lignes 2 et 3 sur une portée de clé de sol.

Le la, fût-il un la3, n’est pourtant pas une hauteur prédéterminée et n’existe pas de manière absolue. Le nom des notes utilisées dans la musique occidentale ainsi que leurs hauteurs ne sont en effet que des conventions qui facilitent la compréhension de la musique. De la même manière que les noms de couleurs ne sont que des étiquettes posées sur des réalités physiques, les notes de musique sont en réalité des fréquences déterminées par une valeur physique exprimée en Hertz (ou en battements par seconde).

Et en l’occurrence, le la de référence (le fameux la3) correspond à une vibration de 440 Hz. On le nomme donc parfois le la 440. D’ailleurs, si vous avez connu l’époque lointaine des téléphones fixes (c’est comme un smartphone mais avec un fil constamment relié au mur), ce la 440 est exactement la hauteur de la tonalité d’attente.

Mais alors pourquoi le la et pourquoi 440 ?

Pourquoi le la ?

La réponse est multiple. D’abord c’est par simple convention. On pourrait accorder un orchestre sur un do, un sol dièse ou un mi bémol qu’on arriverait globalement au même résultat. Mais on n’imagine pas qu’à chaque concert, le hautbois se lève en hurlant « Aujourd’hui les enfants, on part sur un fa … [pouet] ». On pourrait très bien décider que le lundi on s’accorde sur un do, le mardi sur un ré, … Mais voilà, on a tranché, c’est un la. Pourquoi ? Parce que pourquoi pas.

Mais en fait, le la répond aussi – et surtout – à un critère de commodité pour les nombreux instruments à cordes. Le la fait en effet partie des cordes à vide qu’ont en commun les violons, les altos, les violoncelles et les contrebasses. Il ne s’agit pas du même la selon la taille de l’engin, mais tous possèdent une « corde de la ». Or il est plus facile et nettement plus fiable d’accorder des instruments à cordes sur une corde à vide, sans se préoccuper de la position de la main gauche et de l’imprécision que cela rajouterait à l’accord.

D’ailleurs il est courant – bien que non systématique – qu’une partie des pupitres de vents, pour qui les contraintes logistiques sont très différentes de celles des cordes, préfèrent s’accorder sur un si bémol plutôt que sur un la. Lorsque c’est le cas, on entend donc le hautbois donner successivement deux notes différentes à chaque partie de l’orchestre.

Pourquoi 440 Hz ?

De même qu’on aurait pu prendre comme référence un mi bémol plutôt qu’un la, on aurait tout aussi bien pu établir que le la correspond à la fréquence de 441 Hz, ou bien 1 Hz ou encore 1 milliard de Hz. Et d’ailleurs, cette fréquence de 440 Hz n’a pas toujours été la norme en vigueur.

Jusqu’au XIXe siècle, il n’y a en fait pas de réelle référence commune de fréquence. D’ailleurs, le concept même de fréquence des sons n’a été découvert qu’au XVIIIe siècle. Autrefois (bien avant l’époque des téléphones fixes, pour vous dire si c’est ancien…), les instrumentistes s’accordaient donc entre eux selon d’autres principes. Par exemple on pouvait s’accorder sur la hauteur de la flûte dont la fabrication en un seul morceau imposait une hauteur non réglable, ou sur l’orgue qui, une fois fabriqué, ne peut plus vraiment ajuster la hauteur de ses tuyaux. Et de fait, la référence du la variait considérablement selon les régions, les orchestres ou les compositeurs.

Des études réalisées sur des instruments d’époque montrent ainsi que le la a pu s’étaler entre 330 et 560 Hz entre le XVIe et le XIXe siècle, avec une tendance assez généralisée à s’élever au cours de l’histoire. Le la de Mozart tournait aux alentours de 422 Hz, celui de Haendel à 423 Hz, celui de Verdi à 432 Hz. Le baroque vénitien (notamment Vivaldi) semblait se fonder sur 440 Hz tandis que les allemands (Bach, Telemann, …) privilégiaient un 415 Hz et les français (Couperin, Marin, Charpentier, …) un 392 Hz. Le diapason de l’Opéra de Paris a longtemps été à 449 Hz (diapason dit « de Berlioz »). Bref, un beau bazar !

La disparité des accords commence à poser de sérieux problèmes lorsque s’accroissent les échanges entre les musiciens qui se mettent à voyager de plus en plus d’un orchestre à l’autre à travers le monde. Par ailleurs, au XIXe siècle, les instruments sont de plus en plus fabriqués en série et exportés partout dans le monde suite aux révolutions industrielles. Si on rajoute à cela la question très spécifique des chanteurs pour qui chanter la même partition avec de gros écarts de diapason ne constitue pas tout à fait le même effort physique, la nécessité d’une uniformisation émerge de plus en plus dans les milieux musicaux.

Chronologiquement, Liszt et Wagner sont parmi les premiers à tenter cette uniformisation. Entre 1830 et 1840, le la 440 Hz entre ainsi progressivement en vigueur en Allemagne. En 1858, sous l’impulsion de Berlioz, le gouvernement français monte une commission de physiciens et musiciens – on y retrouve notamment Auber, Meyerbeer et Rossini – qui planchent environ un an pour établir un la à 435 Hz. En 1884, c’est Verdi qui obtient du gouvernement italien la réunion d’une autre commission musicale qui promulgue par décret que le la sera à 432 Hz. Ce décret, approuvé à l’unanimité par la commission, est toujours exposé au conservatoire Giuseppe Verdi de Milan.

Le problème est donc partiellement résolu. Partiellement seulement puisque les tentatives d’uniformisation se sont faites de manière assez locale, conduisant ainsi à une homogénéité relativement… hétérogène.

C’est seulement en 1939 que le problème du la est enfin considéré à une échelle internationale. Un collège d’experts est rassemblé à Londres et la Fédération internationale des associations nationales de standardisation décide que l’étalon sera désormais fixé à 440 Hz. La décision est entérinée en 1953 lors d’une conférence internationale tenue à Londres, et ce malgré les protestations des Français et des Italiens. Pour enfoncer le clou, la valeur de 440 Hz est inscrite en 1975 dans la norme internationale ISO 16:1975.

La « victoire » du 440 n’a pas manqué de susciter des théories complotistes assez farfelues, dont celle d’un coup d’état nazi, et d’innombrables articles, tous plus fantaisistes les uns que les autres, paraissent alors pour justifier que le 432 Hz serait une fréquence de vibration plus harmonieuse, biologique, astronomique et spirituelle. Le la 440 s’impose pourtant peu à peu à travers le monde, dans les salles de concert et dans la plupart des conservatoires (et dans les téléphones fixes).

Et aujourd’hui ?

Tout le monde joue-t-il à présent sur un 440 Hz réglé à la virgule près ? Et bien non ! Aujourd’hui encore, l’accord de l’orchestre peut varier selon le contexte en dépit de tous ces efforts de normalisation. Certes on est très loin du niveau de disparité d’il y a 400 ans. Mais de nombreux orchestres choisissent toujours volontairement de s’accorder à une hauteur différente selon le répertoire qu’ils jouent, en se fondant sur des volontés philologiques de retrouver les conditions et modes de jeu correspondant à l’époque des œuvres exécutées.

Il se murmure même que l’orchestre d’Oya Kephale ne joue pas non plus à 440 Hz. Mais chut, je ne vous ai rien dit …

 

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Opéra-comique, opéra-bouffe, opérette, quelle différence ?

Il est difficile de donner une définition exacte de ces différents termes parce qu’ils ont, au cours de l’histoire, désigné des styles qui ont pu beaucoup évoluer.

L’opéra-comique

L’opéra-comique est le descendant de la commedia dell’arte et contrairement à ce que son nom laisse supposer, il ne traite pas nécessairement de sujets légers ou comiques. On le distingue principalement de l’opéra par l’alternance de textes chantés et parlés.

L’opéra-buffa

L’opéra-buffa, venu d’Italie, ne contient pas de parties parlées, mais il reprend des motifs satiriques et des airs enjoués tout en ayant une finalité morale. Il se veut moins sérieux que l’opéra, mais s’appuie souvent sur des thèmes compliqués et des personnages tirés de la littérature savante.

L’opérette

L’opérette se veut moins ambitieuse que l’opéra-comique ou que l’opéra bouffe à cause des réglementations théatrales qui encadraient les productions en France. Le livret devait être court et le nombre de chanteurs sur scène était restreint. Mais avec le temps, ces contraintes deviennent obsolètes et les opérettes sont de plus en plus ambitieuses, ce qui, dans la forme, les rapproche de l’opéra-comique. Dans le fond, l’opérette ne se prend pas au sérieux : elle n’a souvent pas d’autre but que de distraire et relève plus souvent du vaudeville que de la véritable satire.

On vous a raconté son histoire juste ici 

L’opéra-bouffe

L’opéra-bouffe est un savant mélange des styles précédents. Le terme est utilisé par Offenbach pour désigner des œuvres qui se veulent plus ambitieuses que les opérettes sur le plan musical. De même, le livret porte souvent sur la satire et la parodie des thèmes sérieux abordés dans l’opéra sans tomber dans des sujets aussi légers que ceux des opérettes.

L’argument des Brigands

Acte I

Au cœur des montagnes italiennes, le chef de brigands Falsacappa a bien du mal à conserver son autorité. Il a beau procurer à ses hommes « des femmes et des liqueurs fortes », le faible profit de leurs expéditions exaspère même ses lieutenants, qui viennent exiger de lui une idée, un plan fructueux susceptible de refaire les finances de la troupe. Arrive la fille bien-aimée de Falsacappa, la belle et vaillante Fiorella (« Au chapeau je porte une aigrette… »). Elle vient faire part à son père des scrupules qui l’ont saisie depuis peu. Le père et la fille sont interrompus par le reste de la bande encadrant un jeune fermier : Fragoletto. Rançonné par les brigands la semaine précédente, celui-ci se présente devant Falsacappa pour demander la main de Fiorella. Pour obtenir l’assentiment du chef, il accepte de se faire bandit lui-même. Il doit cependant faire d’abord la preuve de ses qualités de voleur, et quitte le repaire accompagné des brigands. Restée seule avec Pietro, Fiorella empêche celui-ci de dévaliser un jeune homme égaré qui – elle l’ignore – se trouve être le prince de Mantoue. Pendant que Pietro part chercher des renforts, elle indique à ce jeune homme jugé « un peu bébête, mais gentil » le chemin à suivre pour s’enfuir avant le retour des brigands. Entre-temps, Fragoletto a intercepté un courrier de cabinet revenant d’Espagne et porteur d’une missive destinée au prince de Mantoue (« Falsacappa, voici ma prise… ») : outre un portrait de la princesse de Grenade, promise au prince, la valise contient une lettre rappelant à la cour de Mantoue sa dette de trois millions, que le prince devra remettre à la personne qui accompagnera la princesse. Falsacappa y voit une occasion en or. Il lui suffit de déguiser Fiorella en princesse, et de se faire passer pour l’ambassadeur en question : ainsi il mettra la main sur les trois millions sans coup férir. Après avoir remplacé le portrait de la princesse par celui de Fiorella, on relâche le courrier avec sa valise ; après quoi Fragoletto est solennellement admis dans la bande. Les rondes des carabiniers ne gênent pas longtemps les réjouissances des brigands : ceux-ci, avertis comme toujours par le bruit de leurs bottes, les voient venir de loin…

Acte II

À la frontière entre l’Italie et l’Espagne, l’aubergiste Pipo, secondé par sa femme et sa fille Pipa et Pipetta, attendent les voyageurs. Déguisés en mendiants (« Soyez pitoyables… »), les brigands prennent les aubergistes par surprise et les enferment à la cave avec tous leurs marmitons. Fiorella accepte de servir de doublure à la princesse, sous réserve que Fragoletto reçoive quinze pour cent des bénéfices et qu’elle puisse l’épouser au plus vite (« Duetto du notaire »). Les brigands se déguisent alors en marmitons, et accueillent l’ambassadeur de Mantoue : le baron de Campo-Tasso, escorté par le capitaine des carabiniers et ses hommes (« Nous avons, ce matin tous deux… »). L’ambassade subit le même sort que les aubergistes ; Falsacappa et ses trois lieutenants se déguisent en carabiniers, et Pietro en baron de Campo-Tasso. La princesse de Grenade fait son entrée sur ces entrefaites, avec sa suite : son page Adolphe de Valladolid, son précepteur, et le comte de Gloria-Cassis qui dirige l’ambassade (« Y a des gens qui se dis’nt espagnols… »). Les brigands les enferment sans façon dans les chambres préparées à leur intention. Alors que les brigands s’apprêtent à se déguiser en espagnols et à prendre la route de Mantoue, Pipo parvient à donner l’alerte aux grenadins. Les brigands mettent bas les masques, tenant en respect la princesse et sa suite. Les carabiniers, ivres du vin de la cave, se révèlent incapables d’arrêter Falsacappa et sa bande.

Acte III

À la cour de Mantoue, le prince fait ses adieux à ses maîtresses en vue de son mariage à venir (« L’aurore paraît… »). Il appelle son caissier et lui confie le soin de régler les dépenses de ces dames, et de préparer les trois millions dus à l’Espagne. Le caissier, fort embarrassé, explique en aparté que les caisses sont vides par sa faute (« Ô mes amours, ô mes maîtresses… »). Falsacappa arrive avec ses brigands et lui réclame les trois millions. Le caissier tente de sauver les apparences – et son poste – en offrant à Falsacappa mille euros contre son silence. Outré d’avoir été devancé par un « confrère », Falsacappa refuse et le dénonce au prince. La véritable ambassade espagnole survient ; Gloria-Cassis accepte, lui, de se taire pour mille euros. Les brigands sont démasqués, mais le prince honore sa dette envers Fiorella en amnistiant toute la bande. Les brigands jurent qu’on ne les y reprendra plus : ils se feront honnêtes hommes, et ainsi n’auront plus à craindre le bruit des bottes des carabiniers…

Accéder au livret complet

Venir voir les Brigands par Oya Kephale

Sources

  • Programme du spectacle Oya Kephale « Les Brigands », mai 2023

 

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Les Brigands – Introduction à l’oeuvre

Le Théâtre des Variétés en quête d’un nouveau succès

« Nous pouvons dès maintenant annoncer le titre du nouvel opéra-bouffe de MM. Henri Meilhac, Ludovic Halévy et Jacques Offenbach aux Variétés. Cette pièce aura pour titre : Les Brigands » annonce Le Figaro dès le 15 octobre 1867. Le directeur du Théâtre des Variétés a en effet commandé une nouvelle pièce à Offenbach, qui a enchaîné les succès au cours de cette année. Il faut dire que la deuxième Exposition Universelle de Paris, tenue cette même année, a amené dans la capitale un public pressé de découvrir ses pièces. Ainsi, au même Théâtre des Variétés, La Grande Duchesse de Gérolstein connaît un triomphe plus grand encore que Barbe-Bleue (1866), et s’apprête à égaler les quelque 200 représentations de La Belle Hélène (1864). La nouvelle version de Geneviève de Brabant, donnée au Théâtre des Menus-Plaisirs, reçoit également un excellent accueil, tandis que La Vie parisienne est représentée 265 fois entre 1866 et 1867 au Théâtre du Palais-Royal.

C’est dire si Offenbach est un compositeur courtisé des théâtres de cette époque, de même qu’Hortense Schneider, qui excelle dans les premiers rôles féminins de la plupart de ses œuvres. Cependant, le compositeur ne peut compter cette fois-ci sur sa cantatrice favorite, qui vient de suspendre son contrat avec le Théâtre des Variétés. Offenbach va néanmoins s’entourer d’autres chanteurs qui ont participé à ses précédents succès : le principal rôle masculin est confié à José Dupuis, ténor belge maintes fois applaudi aux côtés de la Schneider, en Pâris, Barbe-Bleue, Fritz ou Piquillo. La soprano Zulma Bouffar est quant à elle retenue pour le rôle travesti de Fragoletto, après avoir triomphé un an plus tôt dans le rôle de Gabrielle dans La Vie parisienne et du page Drogan dans Geneviève de Brabant. Dans le rôle du Caissier, Offenbach reprend Léonce, lequel avait déjà chanté Pluton dans Orphée aux Enfers.

Une pièce longue à écrire

Les atermoiements d’Hortense Schneider

Les Brigands sont espérés pour octobre 1868. Pourtant Le Figaro annonce encore le 10 janvier 1868 que « l’éditeur Colombier vient d’acheter la future partition d’Offenbach, aux Variétés, Les Brigands ou Le Sorcier». Une hésitation sur le titre qui en dit long sur l’impréparation de l’œuvre. Les retards s’enchaînent, et Hortense Schneider n’est pas sans responsabilité dans l’affaire. Elle se ravise au milieu de l’année pour reprendre son poste aux Variétés, ce qui incite son directeur à proposer dès que possible une nouvelle pièce qui puisse la mettre en avant. Offenbach met alors entre parenthèses l’écriture des Brigands pour s’atteler à celle de La Périchole, laquelle sera créée le 6 octobre 1868 et occupera la scène du théâtre de longs mois durant, retardant d’autant la création des Brigands.

Une collaboration tendue avec Meilhac et Halévy

Au cours de l’été 1869, Offenbach reproche à ses librettistes, en particulier à « ce paresseux de Meilhac »[1] de trop tarder à lui fournir le support de sa composition, au point qu’il se prend à les insulter dans une lettre le 14 septembre 1869 : « Filous, voyous, polissons, crapules, poètes de quatre sous, auteurs de bas étage ! ». Qui plus est, la goutte dont il est atteint ralentit son travail, alors qu’il doit parallèlement terminer l’écriture d’une autre pièce pour les Bouffes-parisiens, La Princesse de Trébizonde. Offenbach se veut toutefois rassurant envers ses librettistes : « Vous savez parfaitement que tant que vous ferez des pièces, je les mettrai en musique, très heureux de continuer une collaboration qui nous a donné tant de succès et qui a encore consolidé, au moins de ma part, l’amitié de vieille date que j’avais pour [vous] »[2]. En écrivant ces mots, Offenbach ne se trompe pas : le trio qu’il forme avec ses librettistes lui a assuré ses meilleures productions, qui figurent de nos jours encore parmi les plus jouées de tout son répertoire. Meilhac et Halévy, qui deviendront membres de l’Académie française quelques années plus tard, sont en effet des auteurs de génie, capables de produire des textes de qualité empreints de références aux œuvres littéraires et musicales de leur temps. Si l’on excepte leur dernier ouvrage commun, La Boulangère a des écus (1875), Les Brigands, dans leur version féérie produite en 1878, signent la dernière collaboration d’une trinité dont Offenbach s’amusait à dire : « Je suis sans doute le père, mais chacun des deux est mon fils et plein d’esprit ».

Pourquoi des brigands ?

Une superstition d’Offenbach ?

Le journal Le Gaulois du 9 décembre 1921 évoque une hypothèse avancée par Hortense Schneider : Offenbach était, comme beaucoup d’artistes de son temps, superstitieux. Or chacun de ses opéras-bouffes où apparaît le mot « brigand » avait été très bien accueilli  – on le retrouve fréquemment dans Barbe-Bleue ou La Périchole. La quête absolue d’un nouveau succès l’aurait alors motivé à en faire le sujet de son nouvel opus.

Le brigand italien, une référence classique au XIXe siècle

La seule explication sérieuse qui vaille est que Meilhac et Halévy aient tout simplement été tentés de puiser dans l’imaginaire du brigand, et particulièrement du brigand italien qui devient un thème très en vogue dans les arts au milieu du XIXe siècle. Dans la veine de la pièce romantique de Schiller (Les Brigands, 1782), de nombreux auteurs, peintres ou musiciens prennent pour motif l’univers italianisant des brigands d’une époque plus ancienne : costumes, scènes d’embuscades, confrontation avec les troupes papales, les dragons français ou encore les carabiniers. Le brigand italien devient alors une figure fantasmée, héroïsée et adoucie dont les aventures intriguent les sociétés européennes du XIXe. Après avoir parodié les mythes grecs dans Orphée aux Enfers et La Belle Hélène, les librettistes d’Offenbach se sont donc de nouveau plu à parodier les modes littéraires et musicales de leur temps.

Un pastiche des opéras-comiques d’Auber

Ce sont plus particulièrement les opéras-comiques de Daniel-François-Esprit Auber qui inspirent ici Meilhac et Halévy. Auber et son librettiste Eugène Scribe ont en effet  abondamment puisé dans cette représentation édulcorée du brigand entre 1830 et 1850. Leurs œuvres connaissent un grand succès à l’Opéra-Comique, dont l’orchestre comptait à cette période parmi ses violoncellistes un certain Offenbach. Il est plus que probable que ce dernier ait joué de telles pièces mettant à l’honneur des bandits méditerranéens. Ce sont en particulier les arguments de quatre opéras-comiques d’Auber qui serviront de matière première au livret de Meilhac et Halévy : Fra Diavolo (1830), La Sirène (1844), Les Diamants de la couronne (1841) ou encore Marco Spada (1852).

Dans Fra Diavolo, Scribe met en scène un chef de bandits italiens, également en prise avec des carabiniers. La scène où Fra Diavolo, sous l’identité d’un marquis, accueille dans une auberge ses confrères déguisés en pèlerins cherchant le gîte et l’aumône en rappelle une autre : celle du début de l’acte II des Brigands d’Offenbach, qui pénètrent dans l’auberge de Pipo cachés sous une cape en mendiant du pain.

Les faux-monnayeurs des Diamants de la couronne semblent aussi être des cousins éloignés des Brigands d’Offenbach. On retrouve d’ailleurs des similitudes entre les noms des protagonistes comme Barbarigo ou Campo-Mayor chez Auber, et Barbavano et Campo‑Tasso chez Offenbach, tandis que le duc de Popoli est remplacé par celui de Mantoue.

Le chef des contrebandiers de La Sirène, également très enclin à usurper différentes identités pour accomplir ses forfaits, a sans doute inspiré le plan de Falsacappa, lequel repose essentiellement sur une série de travestissements.[3] Le nom même de Falsacappa – littéralement, « fausse cape » – en dit long sur la propension du personnage à contrefaire son identité. C’est d’ailleurs sous la fausse cape d’un ermite capucin qu’il trompe la confiance des quatre jeunes femmes au début de l’œuvre.

Falsacappa reprend aussi les traits du personnage de Marco Spada, autre chef de bandits italien qui se cache sous l’apparence d’un baron. On apprend plus tard dans cette œuvre, également intitulée La Fille du bandit, qu’il est le père adoptif d’Angela, une fille à qui il ne peut rien refuser. Cette tendresse paternelle rappelle fortement celle de Falsacappa pour sa fille Fiorella, qui chante d’ailleurs « Je suis la fille du bandit » au début et à la fin de l’œuvre.

Ces éléments d’intrigue et ces péripéties permettent aux librettistes de présenter un récit dynamique et prenant, tout en étant parodique : comme l’écrit Jean-Claude Yon, « Leur pièce possède ainsi la perfection formelle d’un genre dont ils dénoncent par ailleurs toutes les conventions ». Est-ce le succès de cet ouvrage qui exhorte Meilhac et Halévy à reprendre le thème des brigands ? Après l’Italie, ils feront aussi une belle part aux contrebandiers d’Espagne en produisant le livret de Carmen de Bizet (1875).

Le Second Empire : une société de brigands ?

Habituellement prompt à brosser un portrait satirique de la cour impériale et de la société de leur époque, le trio Offenbach-Meilhac-Halévy paraît plus clément dans Les Brigands. La censure a d’ailleurs très peu touché au livret, qui n’en demeure pas moins osé. On songe en particulier au personnage du Caissier, coupable de détournement de fonds et de corruption, qui ferait référence au banquier Mirès ou aux frères Péreire, hommes d’affaires qui avaient conseillé Napoléon III. Plus largement, la lecture du livret permet vite de comprendre que les brigands ne sont pas seulement les bandits qui se cachent « dans la forêt sombre » mais aussi les gens de la cour et les financiers plus ou moins bien intentionnés. Dès le début de l’œuvre, l’un des lieutenants de Falsacappa se permet d’ailleurs cette comparaison bien sentie : « J’étais banquier, moi ; je me suis fait voleur, parce que j’espérais qu’il y aurait moins de travail et plus de bénéfice… c’est le contraire qui est arrivé. » La classe politique est tout autant brocardée par le Caissier, qui ose cette saillie : « Ils sont si ingrats, les gouvernements !… ils s’occupent si peu des intérêts des particuliers ! […] Heureusement que les particuliers s’en occupent, eux, de leurs intérêts ! » Après avoir abondamment raillé l’armée dans La Grande duchesse de Gérolstein, les auteurs récidivent avec ce chef des carabiniers encore plus ridicule que le Général Boum, et peu flatté aux côtés de « l’homme d’esprit » représenté par le baron de Campo-Tasso.

Meilhac et Halévy n’épargnent pas non plus la noblesse espagnole établie en France grâce aux faveurs de l’impératrice. Eugénie de Montijo n’avait en effet pas oublié « que l’Espagne est [son] vrai pays », comme le chante le Comte de Gloria-Cassis dans son couplet « Y’a des gens qui se disent Espagnols ». L’allusion est à peine voilée si on remplace « Mantoue » par « la France », lorsqu’il conseille la Princesse de Grenade : « Et quand vous aurez la puissance, Usez-en, c’est moi qui vous l’dis, Pour faire avoir de l’influence Aux gens de votre ancien pays ; Donnez-leur tout l’argent d’Mantoue Et tous les emplois importants… Si les gens d’ici font la moue, Les gens d’là-bas seront contents ». Déjà visée dans La Périchole, l’impératrice peut avoir ses raisons de ne pas porter Offenbach dans son cœur. Elle fait ainsi retirer le nom d’Offenbach de la liste de promotion au grade d’officier de la Légion d’Honneur, le 15 août 1870, au début de la guerre avec la Prusse. Cela étant, le livret des Brigands, comme celui de Barbe-Bleue ou de La Vie parisienne, n’égratigne pas seulement les puissants de l’époque mais bien toutes les classes sociales. On voit par exemple au début de l’acte II comment l’aubergiste Pipo s’y prend pour trafiquer les plats et les boissons qu’il sert à ses clients. « Il faut voler selon la position qu’on occupe dans la société », proclame Falsacappa, telle une maxime qui fait du brigandage un mode de vie tout à fait usuel. Sans vouloir dénoncer, cette « pièce totalement amorale présente le vol comme un principe qui structure toute la société ».[4]

Accueil et postérité

Un succès interrompu par la guerre de 1870

Avant même sa création, la pièce semble promise à un nouveau succès, comme nous l’apprend Le Figaro, le 29 novembre 1869 : « M. Offenbach est fort satisfait de l’exécution mais les artistes ne sont pas moins contents que lui, car, avec une unanimité admirable, ils ont fait au maestro une de ces ovations que l’on n’oublie pas. C’est vraiment d’un bon présage. » De fait, le public a fait montre d’un grand enthousiasme lors de la première le 10 décembre, comme le relève Le Figaro le 13 décembre : « Le premier acte des Brigands a décidé du succès de la pièce. Un fou rire s’est emparé des spectateurs à l’entrée des carabiniers ». En revanche, les deux actes suivants « sont traînants et un peu vides dans leur turbulence. » Le 12 décembre 1869, Le Ménestrel salue la prouesse de « l’infatigable Offenbach, suivi de ses Brigands » qui enregistre une « nouvelle victoire » après celle de La Princesse de Trébizonde, « la même semaine […] sur deux théâtres rivaux. Décidément le maestro Offenbach est l’enfant chéri de l’opérette. » Le théâtre des Variétés engrange également un chiffre d’affaires record de 5 501 francs le 12 décembre 1869 grâce aux Brigands, qui dépasse celui de La Grande Duchesse de Gérolstein. Pour remercier les interprètes des Brigands de ces succès, « le maestro Offenbach » les convie – aux côtés de ceux de La Princesse de Trébizonde – au Grand-Hôtel à « une fête gastronomique et chorégraphique dont il sera longtemps parlé dans l’histoire », comme l’écrit Le Figaro le 23 février 1870.

En province et à l’étranger

Les Brigands sont montés à Lille, puis à Bruxelles fin février 1870 et à Vienne (Die Banditen) au Theater an der Wien le 13 mars 1870. L’œuvre est aussi produite au jeune Théâtre provisoire de Prague (Bandité) et Offenbach se rend à Londres au cours de l’été 1871 pour assister à la création anglaise des Brigands. La même année, il dirige Los Brigantes au Théâtre de la Zarzuela à Madrid.

Reprises

Mais entretemps, la guerre a éclaté entre la France et la Prusse le 19 juillet 1870. Les Variétés osent tout de même une reprise des Brigands du 3 au 15 août 1870, entrecoupée de refrains patriotiques comme « la Marseillaise, le Rhin allemand et des strophes de circonstances ».[5] Il faut attendre la fin de la guerre, en janvier 1871 pour que les théâtres rouvrent, et ce n’est que le 2 septembre 1871 que la pièce est de nouveau montée à Paris, avec « un succès, plus grand, peut-être qu’à la première représentation ».[6]

La version « féérie »

À la tête du Théâtre de la Gaîté, Offenbach crée des « opéras-féeries », sorte d’opéras‑comiques grandioses, augmentés d’un chœur et d’un orchestre plus étoffés et de ballets, comme Le Roi Carotte (1872) ou Le Voyage dans la Lune (1875). Le succès de ce genre l’invite à reprendre ses anciens opéra-bouffes en transformant l’argument et en y ajoutant de nouvelles pièces, pour en faire des opéras-fééries. C’est d’abord le cas d’Orphée aux Enfers (1874) ou de Geneviève de Brabant (1875) puis vient le tour des Brigands. L’intrigue est modifiée : « Falsacappa acceptant le billet de 1 000 francs du caissier Antonio, on se prépare à célébrer le mariage du prince et de Fiorella lorsque arrive la véritable ambassade de Grenade. Un changement à vue transporte l’action sur la grand-place de Mantoue que borde un arc de triomphe. (…) Le cortège défile, spectacle agrémenté d’un ballet (…) et d’une cavalcade ».[7] Malgré un très bon accueil critique, cette deuxième version des Brigands ne sera jouée que 34 fois jusqu’au 9 février 1879. Elle sera aussi la dernière œuvre d’Offenbach à être donnée de son vivant au Théâtre de la Gaîté. En 1931, Les Brigands est le premier opéra-bouffe à entrer, non sans succès, au répertoire de l’Opéra-Comique, lequel s’était longtemps refusé à accueillir ce genre depuis l’échec de Barkouf d’Offenbach en 1860.

 
[1] Lettre à Ludovic Halévy, 24 juillet 1869 – Retour vers la suite du texte
[2] Ibid – Retour vers la suite du texte
[3] À noter que ce jeu de changement de costumes n’est pas sans rappeler une autre pièce du trio Offenbach-Meilhac-Halévy, La Vie parisienne, où les domestiques prennent la place de leurs maîtres et les gantières se font passer pour des femmes du monde – Retour vers la suite du texte
[4] Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, Paris, Gallimard, 2000, p. 391 – Retour vers la suite du texte
[5] Le Figaro, mercredi 17 août 1870 – Retour vers la suite du texte
[6] Le Figaro, dimanche 3 septembre 1871 – Retour vers la suite du texte
[7] Jean-Claude Yon, Jacques Offenbach, op. cit., p. 585 – Retour vers la suite du texte

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Quel est l’intérêt du rôle travesti ?

On s’étonne souvent lorsqu’on entend qu’un rôle de jeune homme est interprété par, voire écrit pour, une femme. Pourtant, derrière le personnage plus connu du Chérubin de Mozart se cache toute une panoplie de rôles travestis, à la fois au théâtre et à l’opéra. L’opérette n’y échappe pas, et Offenbach en particulier n’a pas hésité à recourir souvent à ce type de rôles ambigus, qui trouvent dans les préoccupations actuelles sur le genre un intérêt nouveau.

Au-delà de l’alternative d’un homme joué par une femme ou d’une femme jouée par un homme, il faut distinguer des rôles travestis écrits par le dramaturge, le librettiste ou le compositeur, et ceux qui font le choix des metteurs en scène dans leur adaptation voire actualisation de l’œuvre. Et pourtant, si ceux-ci font ce choix, à l’instar de Robert Carsen à Bastille à l’automne 2022 confiant Roméo à Anna Goryachova, c’est souvent en s’appuyant sur la volonté même du compositeur, voire du dramaturge initial : si le rôle de Juliette était joué par un jeune homme au moment de sa création par Shakespeare du fait des contraintes du théâtre élisabéthain, Bellini a bel et bien composé le rôle de Roméo pour une cantatrice soprano.

À y regarder de plus près, le brouillage des genres, en particulier chez Offenbach, suit un gradient de confusion plus ou moins prononcée pour le spectateur. Un ressort comique classique consiste à faire se déguiser des personnages à l’identité sexuelle bien définie dans un sexe opposé, de façon pleinement transparente pour le spectateur. Par exemple, dans l’opérette d’Offenbach Jeanne qui pleure et Jean qui rit, une Jeanne se fait passer pour son frère Jean, tandis qu’un autre personnage, Cabochon, se déguise en femme au cours de l’opérette. Ce travestissement explicite s’oppose à celui de comédiennes en jeunes hommes, sans que la pièce n’entretienne d’ambiguïté sur leur identité sexuelle : le jeune amant, quoique joué par une femme, est un jeune homme, et le public fait comme si cela ne posait pas de problème. Entre les deux, un cas plus rare mérite d’être souligné : dans L’Île de Tulipatan (1868), Offenbach construit une intrigue sur une confusion des genres ignorée des personnages eux-mêmes : une jeune femme bonhomme tombe amoureuse d’un jeune homme délicat et se désespère qu’il n’ose lui déclarer sa flamme en retour, avant qu’il ne soit révélé aux deux jeunes gens que leur véritable identité sexuelle leur a été cachée à la naissance, que le jeune homme est une femme et la femme un homme !

Toute la question qui se pose alors, face à cet imbroglio jouant sur les codes de la féminité et de la virilité, est de savoir pourquoi nos compositeurs et librettistes ont écrit et pensé ces rôles. Comment interpréter ces travestissements et ainsi comment les jouer sur scène ?

Je propose de distinguer quatre pistes d’interprétation : psychologique, morale, scénique et musicale.

Un intérêt psychologique : figurer l’innocence, voire l’impuissance ?

Dans la préface du Mariage de Figaro (1778), Beaumarchais écrit du rôle de Chérubin, le jeune page du comte Almaviva, qu’il « ne peut être joué que par une jeune et très jolie femme ; nous n’avions point à nos théâtres de très jeune homme assez formé pour en bien sentir les finesses […] c’est un enfant, rien de plus ». C’est donc dans la continuité de Beaumarchais que Mozart compose en 1786 le rôle de Chérubin pour une mezzo-soprano. Son air célèbre « Voi che sapete » exprime bien l’innocence d’un tout jeune homme encore délicat, qui découvre les soubresauts de l’amour, et dont la virilité encore peu affirmée contraste avec les offensives séductrices du comte Almaviva. Chérubin incarne ainsi l’archétype d’un rôle travesti qui aurait pour fonction de mieux représenter des traits psychologiques d’ingénuité et de grâce associés à l’être féminin.

Si l’on s’intéresse maintenant au personnage de Siebel dans le Faust de Gounod (1859), l’ingénuité du jeune homme joué par une femme prend un tour plus tragique : on y retrouve la même opposition entre deux modèles de masculinité, celle conquérante d’un Faust qui fait l’assaut de la « demeure chaste et pure » de Marguerite, contre la présence discrète et fidèle de Siebel, écrit pour une mezzo-soprano. Le drame dans Faust tient sans doute à ce que Marguerite choisit celui qui lui ment et l’abandonne, plutôt que l’ami fidèle présent jusqu’à sa condamnation à mort. Le prélude de l’« Air des bijoux » met en exergue le triomphe tragique de Faust sur Siebel, dont Marguerite délaisse les fleurs avec un « Pauvre garçon ! » avant d’être séduite par le coffret de bijoux déposé par Faust et Méphistophélès.

Ces deux exemples nous montrent un premier visage du rôle travesti, au service de la caractérisation des personnages, permettant de mettre en scène une masculinité naissante, encore associée à travers la figure féminine à l’innocence de l’enfance, mais souvent mise en échec face à la virilité triomphante de l’homme mûr. Ce qui se cache ici, c’est bien une différenciation forte des caractères masculins et féminins derrière la figuration de différentes formes de virilité, puisqu’une virilité autre que « toxique » ne pourrait être jouée autrement que par une femme.

Un intérêt moral ambigu : décence ou voyeurisme ?

On trouve ensuite d’autres interprétations du rôle travesti, empruntant davantage au registre moral. L’article « Rôles travestis » du Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre d‘Arthur Pougin (1885) explique ainsi que faire jouer à une femme un rôle d’amoureux passionné permet de « sauver ce que certaines situations pourraient présenter d’un peu excessif et d’un peu dangereux à la scène ». L’auteur interprète en ce sens le fait que le rôle d’Amour dans la tragédie-ballet Psyché (œuvre commune de Molière, Corneille, Lully et Charpentier, créée en 1671), d’abord confié au comédien Michel Baron, ait ensuite été confié à une femme. Reste à savoir si la représentation d’élans passionnés entre deux femmes sauve le caractère impudique de la scène, ou s’il répond plutôt à un fantasme masculin tirant sur le voyeurisme !

La suite de l’article va dans le sens de cette ambiguïté morale, puisqu’il est expliqué que les rôles travestis permettaient également de mettre en valeur certaines comédiennes qui se montraient très vives et originales dans des rôles masculins, comme Virginie Déjazet (1798-1875), qui a créé plus de cent rôles travestis au théâtre. Laurent Bury, dans un très bon article sur le rôle travesti chez Offenbach, montre par ailleurs que ces rôles travestis permettaient une audacieuse licence vestimentaire aux artistes qui les créaient, Léa Silly et Zulma Bouffar, qui, vêtues d’une tunique très courte pour l’époque, montraient ainsi leurs jambes en toute impunité à leurs admirateurs…

Le rôle travesti pourrait ici s’interpréter davantage à travers le prisme d’un certain plaisir licencieux à représenter l’amour entre deux femmes ou à exhiber le corps féminin, en particulier chez Offenbach, dans une période très marquée par la morale bourgeoise du Second Empire.

Un intérêt scénique : le travestissement comme ressort comique

Comme le montre Laurent Bury, on observe un traitement très inégal des deux types de rôles travestis : si les chanteuses jouent des rôles de jeunes hommes ingénus mais séduisants, les chanteurs incarnent plutôt des femmes laides, vieilles et sottes. Cette dichotomie est très présente chez Offenbach. Ainsi de son opérette Mesdames de la Halle (1858) : trois hommes jouent trois vieilles marchandes peu grâcieuses, suscitant l’intérêt uniquement pour l’argent qu’on leur suppose à tort, tandis qu’une femme joue le marmiton Croûte-au-Pot, amoureux de la jolie fruitière Ciboulette. On retrouve cette dichotomie dès les pièces baroques, comme le montre le très beau Couronnement de Poppée de Monteverdi, donné par l’ensemble Cappella Mediterranea à l’Opéra royal de Versailles en janvier 2023 : au rôle travesti de l’Amour, chanté par Julie Roset, s’oppose le rôle comique de la nourrice interprété par Stuart Jackson.

L’Île de Tulipatan, opéra-bouffe d’Offenbach en un acte (1868), vaut à ce titre le détour. L’interprétation de cette œuvre fait la part belle au ressort comique du travestissement. Hermosa est chantée par un ténor en perruque qui surjoue le côté gauche et lourdaud, tandis qu’Alexis est joué avec délicatesse et sensibilité par une soprano. Le duetto « Si, comme vous, j’étais un homme », extrêmement drôle, chante l’incompréhension d’Hermosa face à la timidité d’un Alexis qui n’ose déclarer sa flamme, jouant sur les codes de l’initiative masculine dans la déclaration d’amour:

On retient ici le ressort comique reposant sur le travestissement d’hommes en femmes. Arthur Pougin, dans le Dictionnaire pittoresque et historique du théâtre (1885), écrit ainsi dès 1885 qu’« aujourd’hui, dans le répertoire moderne, on ne travestit plus guère un homme que lorsqu’on veut obtenir un effet grotesque et ridicule. Encore n’emploie-t-on ce moyen qu’avec la plus grande discrétion, le raffinement de notre goût le supportant malaisément. » Les mises en scène contemporaines démentent ce propos en prouvant le succès toujours actuel de ce ressort comique.

Un intérêt musical : un réservoir de créativité pour des duos féminins

La dernière interprétation semble avoir été la plus importante pour les compositeurs, et est d’ordre musical : l’usage de rôles travestis – en particulier de jeunes hommes chantés par des femmes – est un réservoir de créativité pour des duos de femmes entre deux sopranes ou une soprano et une mezzo-soprano. Les opérettes d’Offenbach regorgent ainsi de magnifiques duos amoureux de femmes : au-delà de la célèbre Barcarolle des Contes d’Hoffmann (1881), on peut penser au très beau duo de Fantasio (1872), ou au parodique Duo des pommes de Caprice et Fantasia dans le Voyage dans la Lune (1875).

Si certains rôles écrits comme rôles travestis sont parfois redonnés à des hommes, comme le rôle de Caprice dans Le Voyage dans la Lune (1875), certains chefs n’hésitent pas à donner des rôles de ténors à des sopranes, afin de créer de nouvelles harmonies musicales : on peut penser à la belle interprétation du duo d’ouverture « Tous les deux, amoureux » du Barbe-Bleue d’Offenbach (1866) par Renée Fleming et Susan Graham. Le travestissement du rôle de Caprice permet de redonner un nouveau souffle au duo, en permettant à Susan Graham de monter dans les aigus lorsqu’elle chante le printemps, passant même plus haut que la voix de soprano.

A l’opéra, le rôle travesti s’explique donc souvent par ce qu’il permet de créer musicalement, en termes de jeu avec la matière sonore de deux voix de femmes.

Et le rôle de Fragoletto dans Les Brigands ?

Ces différentes interprétations permettent de proposer plusieurs lectures du personnage de Fragoletto dans Les Brigands (1869).

Face aux autres brigands, le personnage de Fragoletto, présenté comme un honnête homme qui se travestit en coquin par amour pour Fiorella, incarne certes une certaine innocence et une fraîcheur. Les choix de mise en scène d’Emmanuel Ménard pour la production de l’œuvre par Oya Kephale en 2023 soulignent par exemple le décalage final entre la volonté sincère de Fiorella et de Fragoletto de quitter « le vol et le brigandage » et de « redevenir d’honnêtes gens », quand les autres brigands laissent transparaître leur intention de continuer leur vie d’avant. L’adjectif « honnête », qui revient dans les répliques de Fragoletto, l’associent à une figure fraîche et sincère qui pourrait entrer dans la tradition du jeune homme, associé par le choix d’une femme à une figure d’enfance ou de bonté fondamentale. Le dessin fait du personnage par l’illustrateur belge Draner (1833-1926) exprime bien la douceur candide que le travestissement permet d’associer au jeune homme.

Toute l’ambiguïté du personnage réside pourtant dans son espiègle audace, qui, si elle tient à des élans d’une fougueuse jeunesse, tirent définitivement Fragoletto hors d’une pure figure d’innocence enfantine. Le jeune homme qui chante vouloir « piller un brin » la fille du chef, ou l’emmener bien vite dans les bosquets manifeste ostensiblement sa figure d’amant passionné ! Sous cet aspect, on peut se demander si le choix d’une femme pour chanter Fragoletto ne permet pas aux créateurs de l’œuvre le mélange ambigu de décence et d’audace à faire exprimer par une femme des élans amoureux plus habituellement exprimés par les hommes dans la tradition scénique. Il n’est pas anodin de se rappeler d’ailleurs que le personnage de Fragoletto a été créé par Zulma Bouffar, qui a entretenu une longue liaison secrète avec Offenbach et lui a donné deux enfants. La séduction n’est pas absente du personnage de Fragoletto, espiègle jeune femme se permettant d’imiter l’audace masculine dans les élans amoureux…

Du ressort comique du travestissement, on aperçoit quelques traces dans le Trio des marmitons, coupé de la production Oya Kephale 2023, à travers un jeu sur les niveaux du travestissement. Pietro, Falsacappa et Fragoletto, déguisés en marmitons, se préparent à accueillir les voyageurs pour les enfermer dans une cave à vin et se substituer à eux. Falsacappa imite alors une voyageuse en contrefaisant une voix de fausset, tandis que Fragoletto lui répond dans les graves, en continuant à jouer son rôle masculin. Le refrain résolument pétillant de ce trio achève de donner à tout l’air une ambiance légère célébrant le déguisement et la farce. Le nom même de Fragoletto pourrait être une référence amusée à un personnage romanesque essentiellement ambigu : Fragoletta, personnage éponyme du roman Fragoletta, Naples et Paris en 1799 d’Henri de Latouche (1829), qui met en scène un hermaphrodite se présentant tantôt sous les traits d’une certaine Camille, tantôt sous ceux de son frère Adriani.

Enfin, l’intérêt musical du travestissement de Fragoletto est évident dans Les Brigands, comme en témoignent les nombreux duos avec Fiorella. Fragoletto donne souvent la réplique de Fiorella à la tierce, ou en reprenant la partie de soprano II, ce qui rassemble leurs voix dans une étonnante proximité de son, et ce qui peut figurer l’harmonie de ces deux personnages, exception d’honnêteté et d’espièglerie dans un univers globalement grotesque ! Dans le « Duetto du notaire », où les deux amoureux pressent un notaire imaginaire de les marier afin de pouvoir enfin batifoler en toute moralité, c’est même la voix de Fragoletto qui chante la partie de soprano I, passant au-dessus de la voix de Fiorella.

Le détour par les interprétations des rôles travestis à l’opéra permet donc de souligner toute l’épaisseur du personnage de Fragoletto, ambigu dans sa psychologie – entre une honnêteté sincère et une séduisante espièglerie, et dont le travestissement nourrit à la fois l’imbroglio des déguisements à répétition de l’intrigue et le génie musical des Brigands.

Extrait de la partition piano-chant du « Duetto du notaire », dans Les Brigands d’Offenbach. La partie de Fragoletto (Frag./Fr.), bien qu’en deuxième ligne, est plus haute que celle de Fiorella (Fior./Fi.), créant une inversion des rapports sonores permise par le travestissement du personnage.

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Où se trouve l’auberge de Pipo ?

L’intrigue du deuxième acte des Brigands se situe dans une auberge dont le tenancier se félicite qu’elle soit si judicieusement placée à la frontière entre l’Italie et l’Espagne. Cette remarque fait immédiatement sursauter et sourire car, bien évidemment, les deux pays n’ont aucune frontière commune et sont très distinctement séparés par l’énorme hexagone français.

Pas de frontière italo-espagnole donc… en tout cas, pas de frontière terrestre puisque, techniquement, l’Espagne et l’Italie possèdent une frontière maritime située en pleine mer Méditerranée, sur laquelle il n’y a évidemment aucune auberge.

Mais on le sait, les frontières intra-européennes n’ont cessé de fluctuer au cours de l’histoire et les contours italiens, français et espagnols que connaissait Offenbach ne sont pas tout à fait ceux que nous connaissons actuellement. Tâchons donc d’y voir plus clair.

L’argument des Brigands est centré sur la préparation d’un mariage arrangé censé sceller l’alliance diplomatique entre le Royaume de Grenade et le Duché de Mantoue. Ces deux entités politiques ont bel et bien existé et, bien que 2000 km séparent Grenade et Mantoue, une telle alliance aurait été effectivement possible.

Le Royaume de Grenade intègre le territoire espagnol au moment de la Reconquista de 1492, perdant son statut de royaume indépendant pour devenir une division du Royaume de Castille, mais conservant tout de même son nom de Royaume. En 1833, un traité redéfinissant la division de l’Espagne marque la fin du Royaume de Grenade, lequel devient définitivement une simple province.

Le Duché de Mantoue, quant à lui, naît en 1530. Cette principauté reste indépendante jusqu’au début du XVIIIe siècle, bien que placée sous la tutelle du Saint-Empire romain germanique, avant d’être rattachée au Duché de Milan, suite à la déchéance de Charles III Ferdinand, dernier duc de Mantoue jusqu’en 1708. A l’époque napoléonienne, Mantoue va successivement être annexé par la République cisalpine, transformée plus tard en Royaume d’Italie gouverné par Napoléon, avant de passer sous la juridiction du Royaume de Lombardie-Vénétie, lui-même placé sous l’autorité de l’Empire autrichien.

Techniquement, le mariage entre la Princesse de Grenade et le Duc de Mantoue, bien que totalement fictif, ne serait pas complètement improbable. Mais jamais ces deux entités n’ont partagé la moindre frontière. L’Espagne et l’Italie ont cependant bien eu des frontières en commun, constamment redéfinies par les onze guerres successives d’Italie entre le XVe et le XVIe siècle. La bataille de Pavie de 1525 permet ainsi à l’Espagne d’asseoir sa domination sur la plupart des territoires italiens (à l’exception de Gênes, Venise, la Savoie le Piémont). Les reconquêtes s’enchaînent alors et les frontières varient fréquemment jusqu’en 1734, où la bataille de Bitonto fait rentrer Naples et la Sicile sous la couronne espagnole. Parme et Plaisance sont également cédés par l’Autriche au roi d’Espagne en 1748. Et tout cela se retrouve à nouveau bousculé un siècle plus tard par les conquêtes napoléoniennes.

Les brèves frontières qui ont existé entre les deux états ont donc été situées dans l’actuel territoire italien. Il est donc assez peu probable que l’ambassade de Grenade soit passée par là pour sceller ce mariage à 5 millions (ou 3 si on défalque la dot).

Alors Offenbach et ses librettistes s’attendaient-ils à ce que le public ait connaissance de quatre siècles de géopolitique complexe ? Assurément non ! Au contraire, il s’agit bel et bien d’une facétie des auteurs, mettant en scène un mariage tout à fait fantaisiste sur une frontière complètement improbable. Si le Duc vient de Mantoue, c’est en référence évidente au personnage volage et libidineux du Rigoletto de Verdi (1851) et le mariage entre l’Italie et l’Espagne est en réalité un prétexte pour faire ce dont Offenbach raffole : des clins d’œil parodiques au folklore musical supposé des pays européens voisins. Tout y passe : la saltarelle (italienne) de Fragoletto, les couplets de Fiorella sur un rythme de boléro (espagnol), l’arrivée de l’ambassade espagnole sur un fandango, jusqu’au couplets tyroliens du caissier du Duc… Dans la version des Brigands de 1878, remaniée en opéra-féérie, on trouve même un ballet espagnol, un ballet des italiennes et une malagueña reprise de Maître Péronilla. Mais il y a surtout ces hilarants couplets de Gloria-Cassis (« Y’a des gens qui se disent Espagnols »), pastiche en forme d’espagnolade où Offenbach, comme un an auparavant dans La PéricholeIl grandira car il est Espagnol »), étrille une certaine tendance de la cour du second Empire à s’inventer des ascendances ibériques afin de se faire bien voir de l’Impératrice Eugénie, elle-même espagnole et née à Grenade.

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Focus sur le Duetto du notaire

Après le grand Canon des faux mendiants, le Duetto du notaire de l’acte II fait partie des numéros les plus appréciés au moment de la création des Brigands. Les premières critiques parues après la première plébiscitent ce numéro réjouissant et il n’y a guère que Félix Clément et Pierre Larousse qui font la fine bouche et déplorent de n’entendre dans ce duo que « l’éternel rythme de polka » (Dictionnaire lyrique, ou Histoire des Opéras).

La structure de ce petit duo entre Fiorella et Fragoletto est relativement simple : un couplet, un refrain, chacun repris trois fois de manière identique. Harmoniquement, Offenbach s’en tient également à quelque chose d’assez rudimentaire et on cherchera en vain les franches modulations des premiers couplets de Fiorella, ou les chromatismes et les frottements harmoniques audacieux de ceux de Falsacappa. Mais, comme souvent chez Offenbach, l’apparente simplicité formelle masque mal un fourmillement de petits détails aussi subtils que ravissants.

Le début du couplet fait entendre un rythme assez caractéristique, formé de l’alternance entre deux brèves et une longue. Posé sur un bourdon des basses, ce rythme évoque donc la bourrée, danse issue du centre de la France, d’abord d’origine populaire – après tout, Fragoletto et Fiorella sont bien des gens du peuple – avant d’être progressivement développée et codifiée au XVIIe siècle jusqu’à intégrer les danses de cour et le grand ballet classique. Le refrain du duo évoque davantage la polka, danse dont la rythmique est assez proche de celle de la bourrée, mais qui possède un caractère plus sautillant et plus articulé.

Ce petit refrain n’est pas non plus sans évoquer le duo entre Eboli et Thibault, au premier acte de Don Carlos de Verdi, œuvre censément plus sérieuse, créée quelques années avant Les Brigands (en 1867 dans sa version française) et à laquelle Offenbach rend peut-être discrètement hommage ici. La parenté entre les deux duos est d’ailleurs accentuée par le fait que Thibault, comme Fragoletto, est un personnage travesti (rôle d’homme chanté par une femme).

Le travestissement de Fragoletto n’est d’ailleurs pas anodin dans ce duo et Offenbach, comme bien d’autres compositeurs, joue de cette ambiguïté des sexes, des genres et des rôles, et du côté délicieusement sulfureux qu’il génère. À ce titre, il est intéressant de noter que le compositeur, afin de brouiller encore davantage l’oreille, fait permuter à plusieurs reprises les lignes vocales de Fiorella et de Fragoletto et que le soprano 2 (Fragoletto) passe plusieurs fois furtivement au-dessus de la ligne du soprano 1 (Fiorella). Les voix se croisent et s’entrecroisent, alternent et se rejoignent à la tierce. Si Les Brigands ne comportent pas de vrai duo d’amour entre les deux personnages, c’est bien dans ce petit duetto que nos deux protagonistes deviennent musicalement un véritable couple !

Le texte du duetto casse la structure relativement répétitive de la musique et progresse subtilement à chacun des trois couplets. Les deux amants haranguent d’abord le notaire (couplet 1), puis tentent de l’attendrir (couplet 2) avant de le menacer à mots couverts (couplet 3). Mais le véritable coup de génie du livret réside dans le formidable jeu sur les onomatopées des 3 refrains. Ce procédé comique qu’on pouvait déjà entendre, notamment dans les couplets de Cupidon d’Orphée aux enfers, est ici poussé beaucoup plus loin et chaque refrain est l’occasion d’un nouveau « bruitage » : d’abord des « psitt, psitt », puis des bruits de baisers et enfin de très sonores « ha ha » qui ont rapidement valu à ce duetto le surnom de « Duo de l’éclat de rire ».

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Que veut dire le mot “lyrique” ?

On apprend aujourd’hui, dans les classes d’art lyrique, à placer sa voix pour le chant… lyrique. Cette technique convient pour l’opéra, la cantate, l’oratorio ou encore pour le lied. Le chanteur y travaille pêle-mêle l’agilité des vocalises, la plénitude du legato, la précision de sa diction, la richesse du timbre, ou encore la justesse de l’expression.

Mais l’association du mot “lyrique” à la voix chantée est assez récente. Construit sur le mot “lyre”, le lyrisme dépeint aussi et avant tout le moyen d’expression du poète.

De la lyre d’Homère à celle d’Orphée, l’instrument est fondateur de la poésie occidentale. Voici une petite histoire du mot “lyrique”.

La lyre antique

Pierre Narcisse Guérin, Homère charme Glaucus par ses chants,
vers 1810, dessin, Valenciennes, Musée des Beaux-Arts.

 

Les premiers emplois du terme “lyrique” qualifient d’abord le poète “faisant des poèmes destinés à être accompagnés avec la lyre »1. Ce lyrisme est surtout d’ordre poétique et a pour objet l’expression de la vie intérieure.

Il faut s’imaginer un aède du monde antique, déclamant à Delphes les grandes épopées, une lyre à la main. L’instrument pouvait comporter 3, 5 ou 7 cordes en tendons et était parfois amplifié par une peau tendue sur une carapace de tortue.

L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, épopées fondatrices de la littérature, sont constituées de “chants” qui, bien que versifiés, n’étaient probablement pas entièrement chantés, mais plutôt situés quelque part entre la déclamation et le chant.

Le saviez-vous ? Le Conservatoire National de Musique et de Danse s’appelait jusqu’en 1934 Conservatoire de Musique et de Déclamation.

La naissance de l’opéra

Au début du XVIe siècle, le mot lyrique change de sens pour désigner les poèmes destinés cette fois à être “chantés avec accompagnement de la lyre”1, puis simplement “propres à être chantés”1 à la fin du XVIIe.

Une révolution musicale s’opère dans l’Italie de la Renaissance, avec l’avènement de l’opéra, et notamment l’Orfeo de Monteverdi, créé en 1607 à la cour de Mantoue .

La Camerata fiorentina, cercle composé de poètes et de musiciens florentins, appelle de ses vœux un stile recitativo, pour s’opposer au style de l’époque, estimé trop polyphonique : on reproche au chant choral de nuire à la bonne intelligibilité du texte.

Pourquoi faire chanter par quatre ou cinq voix des textes que l’on ne peut comprendre alors que les anciens faisaient vibrer les passions les plus vives par le seul effet d’une voix soutenue par la lyre ? »2 Vincenzo Galilei, membre de la Camerata fiorentina

La figure d’Orphée

Orphée, muni de sa lyre, est emblématique de l’art lyrique. Chacun en son temps, les compositeurs Monteverdi (1607), Gluck (1762) et Offenbach (1858) se sont emparés du mythe pour en écrire un opéra.

Selon la légende, Orphée se rend aux enfers pour ramener l’infortunée Eurydice dans le royaume des vivants. La porte des enfers est gardée par de multiples spectres, furies et autres larves. S’armant de courage, le jeune musicien les attendrit de son chant et accède aux champs élyséens pour y retrouver Eurydice.

La figure d’Orphée dans l’opéra concilie les deux sens du mot lyrique : il est à la fois poète et musicien.


Orphée et Eurydice, Wq. 41, Act 2 Scene 1: Air, « Laissez-vous toucher par mes pleurs »

Dans cet extrait d’Orphée et Eurydice de Gluck (ré-orchestré par Berlioz en 1859), la lyre est figurée par la harpe et les cordes en pizzicato.

Inaugurant le style satirique qui fera son succès, le malicieux Offenbach, accompagné de ses complices Crémieux et Halévy, parodie le mythe dans Orphée aux enfers.

Eurydice ne dissimule pas sa joie de se séparer enfin de son mari musicien, qui lui casse les oreilles. Cette fois-ci, le malheureux Orphée ne joue pas de la lyre, mais du violon.

 

Extrait du livret :

Orphée, avec passion

Ô roi des cieux et de la terre,

Vois ma douleur et ma misère,

Ma tristesse et mon abandon !

Je viens te demander justice.

Diane, sur le motif de Gluck

On lui ravit son Eurydice.

Orphée, continuant sur son violon.

Et le ravisseur, c’est Pluton !

 

De la même façon que chez Gluck, Orphée cherche à récupérer son Eurydice par son chant et son violon. Seulement, il constitue cette fois-ci le dindon de la farce, et on le tourne en dérision.

Il est amusant de constater la disparition de la lyre dans l’art lyrique d’aujourd’hui, ou plutôt sa métamorphose en piano, dans le cadre du lied, ou en orchestre symphonique. Si on peut reconnaître un écho des déclamations homériques dans les mélodrames3, l’opéra a pris quant à lui le relais du chant modulé d’Orphée.

 
1 “Lyricus”, Französisches Etymologisches WörterbuchRetour vers la suite du texte
2 V. Galilei: Dialogo della musica antica et della moderna (Florence, 1581/R) – Retour vers la suite du texte
3  Un mélodrame est une œuvre dramatique où le texte déclamé est accompagné de musique instrumentale. On trouve aussi des passages en mélodrame au sein des opéra-comiques ou des opéra-bouffes. – Retour vers la suite du texte

Sources

 

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“Soyez pitoyables” – Focus sur le Canon

Le numéro “Soyez pitoyables” fait partie des plus belles pages de la partition. Il intervient au début du 2ème acte. Il est chanté par les brigands – la bande à Falsacappa – déguisés en mendiants: « Ah! Soyez pitoyables, et donnez du pain à de pauvres diables qui meurent de faim ». Les brigands utilisent ce subterfuge pour envahir l’auberge de Pipo et en prendre le contrôle. En effet, cette auberge, située à la frontière entre l’Espagne et l’Italie, est le lieu choisi pour la rencontre de la délégation de la cour de Grenade – dont la princesse vient épouser le duc de Mantoue – et la délégation de Mantoue qui vient les accueillir.

Son écriture en canon permet un formidable crescendo, mené par des entrées en imitation sur scène et dans la fosse. Les solistes, accompagnés des cordes et des bois sont progressivement rejoints par l’ensemble des membres de la troupe qui finissent tous convoqués pour un unisson grandiose du chœur. Cette plénitude laisse paraître la santé des brigands. Ont-ils vraiment si faim ? Goûtons le second degré musical, cher à Offenbach.

 

Détail des différentes entrées:

  • Mesure 1: orchestre seul
  • Mesure 5: entrée de Fragoletto et de Pietro
  • Mesure 24: entrée de Fiorella et de Falsacappa
  • Mesure 32: entrée de Carmagnola, Domino et Barbavano
  • Mesure 36: entrée des 4 jeunes filles et des soprani
  • Mesure 40: entrée des ténors
  • Mesure 45: unisson « Ah! Soyez charitables »
  • Mesure 49: entrée des basses

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La musique des Brigands

Dans cette voie et peu à peu, l’opérette rentrera dans le giron du véritable opéra-comique“ Le Ménestrel, le 19 décembre 1869

 

Lorsqu’il commence la composition des Brigands, Jacques Offenbach est considéré comme un maître de l’opéra-bouffe, notamment grâce au succès qu’il a remporté au Théâtre des Variétés.

Après un premier passage peu remarqué à l’opéra-comique avec Barkouf en 1860, il a le désir de mêler ce style d’écriture à celui de l’opéra-bouffe. Violoncelliste à l’orchestre de l’Opéra-Comique de 1835 à 1838, il est familier de ce répertoire.

Observons les moyens mis en œuvre par Offenbach pour concilier la sophistication de l’écriture de l’opéra-comique avec le caractère populaire des opérettes1.

Un mariage de raison entre l’opérette-bouffe et le style de l’opéra-comique

La musique des Brigands relève de l’opérette par deux caractéristiques principales. D’une part, la majorité de ses numéros adopte une forme à retour, que ce soit en alternance “couplets, refrain” ou bien en petite forme ternaire (de type A-B-A). Ces structures régulières, employées dans la chanson, permettent de marquer facilement l’esprit et l’imagination de l’auditeur.

D’autre part, on peut souligner le goût prononcé d’Offenbach pour la danse. Pas un acte ne se déroule sans faire entendre des rythmes bondissants et de joyeux folklores.

Pour varier les plaisirs, le compositeur utilise toutefois des procédés que l’on prête habituellement à la musique savante. On peut ainsi goûter l’écriture en canon du numéro “Soyez  pitoyables”, ou bien les vocalises rossiniennes dessinées par Fiorella ou Falsacappa2.

Sur le plan formel, certains numéros sont composés de plusieurs panneaux, à la manière d’un finale d’acte. Pour passer d’un panneau à un autre, Offenbach emploie des récitatifs variés et raffinés, exigeant de la virtuosité de la part des violons et des bois.

La difficulté d’exécution est aussi présente sur les planches, avec des airs de bravoure, comme le rondo de Fiorella “Après avoir pris à droite” et ses nombreux mordants ou encore l’air du caissier “Ô mes amours, ô mes maîtresses” et ses sauts digne du Tyrol.

Une musique à la frontière entre l’Espagne et l’Italie

La musique des Brigands est le fruit de deux imaginaires féconds du Second Empire : la mode espagnole et la figure romantique du brigand italien3. Pour la caractérisation de ses personnages, Offenbach joue sur les paramètres du rythme, de l’orchestration, mais aussi de l’harmonie.

Ainsi, les couplets de Fiorella “Au chapeau, je porte une aigrette” rappellent l’Espagne avec son rythme de boléro, mais aussi l’Italie avec un accord de sixte napolitaine4 très accentué.

L’accord de sixte napolitaine sur le “fu” de fusil est appuyé par un forte-piano, et confié aux cuivres

 

Fragoletto est quant à lui caractérisé par la saltarelle. Cette danse italienne très vive est construite sur un rythme de trochée ternaire (une longue, une brève). On peut entendre ces notes sautillantes dans “Falsacappa, voici ma prise” ou bien dans les couplets du premier finale “Vole, vole”.

Côté espagnol, le compositeur propose un fandango sur les couplets de Gloria-Cassis “Jadis, vous n’aviez qu’une patrie” introduit par un boléro folklorique avec castagnettes. L’orchestrateur Offenbach y transforme l’orchestre en petit ensemble espagnol : les instruments à cordes, après avoir imité les castagnettes du rebond de leur archet, forment une guitare collective de plus de 60 cordes.

Les jeux de masques

Si le déguisement est un bon ressort dramatique, il constitue aussi un excellent moteur musical. En homme de théâtre, le compositeur joue des faux-semblants et des métamorphoses.

Dans les couplets de Fiorella “Au chapeau je porte une aigrette”, le refrain est doublé aux trompettes, ce qui donne une couleur militaire inattendue pour un brigand, que l’on peut relier aux détonations de son arme à feu. L’harmonisation, par la trompette 2, féminise cependant le caractère martial.

Par ailleurs, le personnage de Fragoletto5 est un rôle travesti. Cette licence théâtrale permet à Offenbach de faire entendre des duos de femmes, avec Fiorella. La voix de mezzo-soprano donne une tendre jeunesse à l’homme qui se retrouve à chanter parfois plus haut que la femme. L’alternance des deux timbres au soprano dans le duetto  “Hé ! la ! hé ! la !” est un bel exemple de l’apport du rôle travesti à la musique.

L’une des métamorphoses les plus réussies de Jacques Offenbach est la mue de la marche militaire en galop. Le rythme binaire de dactyle (une longue, deux brèves) contenu dans la marche est le même que celui du galop, mais à un tempo plus lent. Par une simple accélération, la plus rigoureuse des marches se transforme en la plus débridée des danses. Une fois cette bascule apparue, la moindre musique militaire crée chez l’auditeur la sensation d’une électricité sous-jacente, et l’attente d’un galop survolté.

La technique du finale d’acte

Depuis le XVIIIe siècle, et notamment avec Les noces de Figaro de Mozart, les finales d’acte sont composés de plusieurs panneaux contrastants. Le compositeur travaille le caractère de chacun d’entre eux en jouant sur la métrique, le tempo, la tonalité ou encore la texture instrumentale. Dans la plupart des cas, chaque nouvelle partie opère un gain d’énergie.

Afin de faire avancer l’action, ces panneaux sont parfois reliés par des parties à l’instrumentation allégée, favorisant la clarté de l’énonciation.

A cet égard, le finale du premier acte est archétypique. Après une cérémonie en grande pompe, on passe de mélodies sémillantes en danses bondissantes entrecoupées de géniales abruptions6 militaires qui font tomber brutalement l’excitation et permettent la double exposition d’une orgie.

Voici les danses dans leur ordre d’apparition :

Saltarelle:

Première exposition de l’orgie, Valse:

Première exposition de l’orgie, Gigue:

La première fois, la valse débouche sur une gigue galvanisante. A la reprise, la substitution d’une polka à la gigue produit une excitation encore supérieure:

L’interruption militaire expose le thème “J’entends un bruit de bottes” qui prendra un rôle important dans la suite de la partition, chanté soit au tempo de marche, soit à celui de polka:

Le deuxième finale mélange lui aussi valse, polka, gigue et marche militaire en reprenant celle des carabiniers pour un comique de répétition.

Quant au troisième, chargé de clore l’œuvre, il forme une grande récapitulation. On y entend successivement le fandango de Gloria-Cassis, les couplets de Fiorella et les bottes des carabiniers.

Produits dérivés

Une nouvelle orchestration pour le Théâtre de la Gaîté est proposée le 25 décembre 1878. On compte cette fois-ci pas moins de 52 musiciens en fosse, et un ballet des Espagnols sur scène.

La musique des Brigands connaît un succès au bal avec deux quadrilles composés sur les thèmes principaux, l’un d’Isaac Strauss et l’autre de Jean-Baptiste Arban. On peut y danser le pantalon sur les couplets des jeunes filles “Déjà depuis une grande heure” ou bien sur l’allegro marziale du finale du deuxième acte “Tous sans trompette ni tambour”.

 
1 Nous emploierons « opérette » et « opéra-bouffe » comme des synonymes. Pour en savoir plus sur la différence entre ces deux termesRetour vers la suite du texte
2 Le choix de faire une vocalise sur le u de vertu (chantée par Falsacappa lors de sa première entrée), voyelle impropre aux vocalises mais permettant de faire la bouche en cœur, tient de la facétie. La vertu est ainsi rendue bien sinueuse ! – Retour vers la suite du texte
3 Lors des guerres napoléoniennes, le brigand italien épris de liberté est devenu une figure romantique inspirant les arts et les lettres – Retour vers la suite du texte
4 La tension napolitaine est une altération descendante du second degré qui se résout au demi-ton inférieur, souvent employé dans un renversement de sixte – Retour vers la suite du texte
5 Il est très probable que ce nom fasse écho au roman de Henri de Latouche « Fragoletta, Naples et Paris en 1799 » qui met en scène un hermaphrodite qui se présente tantôt sous les traits d’une certaine Camille, tantôt sous ceux de son frère Adriani – Retour vers la suite du texte
6 Procédé visant à animer le style en supprimant les transitions d’usage – Retour vers la suite du texte

Sources

  • Un mariage de raison entre l’opérette-bouffe et le style de l’opéra-comique. Le Figaro, lundi 13 décembre 1869
  • Giulio Tatasciore, crimes pittoresques. La construction culturelle du brigand italien dans la première moitié du XIXe siècle, Presses Universitaires de France, 2022

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Rédaction de l'article